Le témoignage primitif de Pierre et Jean

Lundi 24 juin 2024 sur Radio espérance « Rencontre ».

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I

JPJ : Françoise Breynaert bonjour… Merci de présenter sur nos ondes votre dernier livre : ‘L’enseignement primitif de Pierre et Jean’. (Le témoignage primitif de Pierre et Jean. Imprimatur Paris. Préface Mgr Mirkis (Irak). Parole et Silence, 2024)

Couverture pierre et jeanVotre livre présente des récitatifs évangéliques à mémoriser et à proclamer - ce que certaines familles commencent à faire. Il s’agit aussi d’une nouvelle méthode d’exégèse, inspirée de ce que les chrétiens d’Orient ont toujours dit. Et que vous avez commencé à enseigner en Afrique.

Les auditeurs de Radio Espérance connaissent bien votre voix, ils l’entendent plusieurs fois par semaine dans l’émission : ‘Entrons dans la liturgie du Dimanche’, dont vous mettez le texte sur votre site foi-vivifiante.fr. Ce site donne aussi votre bibliographie, très riche.

Tout d’abord, comment définir « L’enseignement primitif de Pierre et Jean » ?

FB : Tous accouraient vers Pierre et Jean sous la colonnade de Salomon (Ac 3, 11). Ils ont une « aura » qui leur vient d’avoir été imbibés par la proximité de Jésus partageant leur quotidien, et la proximité plus profonde encore, de Jésus ressuscité.

Nous avons des indications sur le plan général de la prédication primitive de Pierre et Jean. En effet, dans son discours de la Pentecôte (en Actes 2, 22-24), Pierre donne le plan de son enseignement de base : Dieu a accrédité Jésus ou l’a « oint », Jésus a fait des miracles (guérisons et résurrections) et « des prodiges et des signes » (de la multiplication des pains à l’Eucharistie), il a été crucifié, il est ressuscité. Cela fait un enseignement à deux voix et en cinq parties.

II

JPJ : Les apôtres parlaient « en syriaque », Mgr Mirkis qui est irakien dit « en araméen ». Et les auditeurs des deux Apôtres retenaient par cœur. Pour que cela soit possible, il fallait que la prédication facilite l’action de mémorisation. Quels étaient alors les moyens utilisés ?

FB : Tout d’abord, la proclamation orale se fait en se balançant de gauche à droite, comme en marchant, avec une reprise de souffle. Et puis les témoignages des apôtres se suivent avec des expressions qui s’accrochent. Prenons un exemple dans la deuxième partie de l’enseignement. Jean commence par le récit du miracle des noces de Cana. Ce miracle s’achève en disant : « Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère et ses frères, et ses disciples, et ils furent là-bas, peu de jours » (Jn 2, 12). Et Pierre prend alors la parole pour raconter comment Jésus va purifier la synagogue de Capharnaüm par un exorcisme. D’ailleurs, la question de l’esprit immonde – « Qu’en est-il pour nous et pour toi [mā lan wlāḵ], Jésus le Nazaréen ? » (Mc 1, 24) – parodie la question que Jésus adressa à sa mère : « Qu’en est-il pour moi et pour toi [mā lī wleḵ], Femme ? » (Jn 2, 4).

JPJ : Avec cet exemple, on comprend pourquoi vous parlez d’un « enfilement des perles ». D’ailleurs, dans la préface de votre livre, Mgr Youssif Thomas Mirkis, irakien et archevêque de Kirkuk salue, je cite : ‘votre patience et dextérité pour faire entendre la rythmique cachée dans les textes, et c’est vraiment autre chose.’ Mais les miracles cités dans votre livre sont-ils un choix, disons… affectif, musical ?

F : Oh c’est en réalité très rationnel. Il y a 7 signes ou miracles dans l’évangile de Jean. Deux sont attachés à l’Eucharistie comme nous l’expliquerons tout à l’heure. Il en reste donc cinq.
Dans l’évangile de Marc (celui de Pierre), il y a beaucoup de miracles, mais il faut qu’ils s’accrochent avec ceux de Jean. Ainsi, après l’exorcisme à Capharnaüm, Pierre donne la guérison de la belle-mère de Pierre puis de nombreuses guérisons ; dans la quatrième perle, par Jean, Jésus opère à distance, donc potentiellement il peut guérir le monde entier, pour peu qu’on le lui demande. Il y a une progression. Dans la 5e perle, par Pierre, comme précédemment, le miracle répond à l’intercession de quelqu’un. Ce qui est nouveau, c’est que la guérison du paralytique est associée au pardon des péchés (Mc 2, 10-11). Jean enchaîne avec la guérison d’un autre paralytique (6e perle), un jour du shabbat. Et Pierre enchaîne, avec la guérison d’un homme à la main sèche, aussi un jour de shabbat (7e perle). Puis la RÉSURRECTION de la fille de Jaïre (8e perle, par Pierre). La 9e perle est la guérison d’un aveugle de naissance, par Jean, et si l’on comprend qu’il y a une progression et que cette guérison représente le baptême et son effet spirituel, on en goute le sens profond… Ensuite, nombre d’exégètes s’étonnent du fait que le récit d’un événement qui n’a pas pu passer inaperçu, la RÉSURRECTION de Lazare (Jn 11) ne se trouve que dans le quatrième Évangile et, de là, ils émettent un doute sur l’historicité de l’événement. Dès lors que l’on comprend que dans le témoignage à deux voix (Pierre et Jean), Pierre racontait la résurrection de la fille de Jaïre (Mc 5, 41– 8e perle), et Jean racontait celle de Lazare (10e perle), l’objection sur l’historicité de l’événement ne tient plus.

Nous avons ainsi un témoignage chronologique, avec 5 perles de Pierre et 5 perles de Jean, et c’est équilibré.

JPJ : Et je comprends pourquoi, dans sa préface, Mgr Mirkis dit que « Votre approche des textes évangéliques lui rappelle sa grand-mère, illettrée qui connaissait par cœur de grands passages de l’Écriture Sainte ».

F : Oui, c’est le propre des civilisations orales. Nous autres, occidentaux, nous héritons d’une civilisation de l’écrit gréco-latine, et cela nous semble difficile. Il faut former très jeune les enfants à mémoriser les perles évangéliques, pour eux, c’est plus facile que pour nous. Et on peut accompagner la parole de quelques gestes simples.

Mais l’Afrique noire est encore très largement une civilisation de l’oralité. Et c’est la raison pour laquelle Mgr Kazadi m’a invité pour donner un cours d’exégèse d’oralité à tous les séminaristes de son grand séminaire : 180 séminaristes. Beaucoup m’ont dit que les anciens dans les villages ont encore des colliers d’oralité qui servent à mémoriser, c’est leur culture. Et c’était la culture des apôtres, et de la Mésopotamie biblique. Quelle joie pour eux d’avoir quelque chose à enseigner à l’Église sur la méthode de composition et de mémorisation des évangiles !

III

JPJ : Au plan du contenu de l’enseignement, je vois que ce livre pose des bases très solides au sujet de la divinité du Christ.

FB : Dans les récits de miracles, il y a des controverses, mais l’appellation « Fils de l’homme » (Mc 2, 10) doit être remarquée. Elle se réfère au livre de Daniel : Daniel a vu le Fils de l’homme s’avançant sur les nuées dans le « tribunal céleste » (Dn 7, 10) et toutes les nations le servaient (Dn 7, 13-14). Il s’agit d’une vision pour la fin des temps, mais si Jésus est le Fils de l’homme, il échappe au jugement des commissions d’enquête ! Et c’est bien ce qui se passe ici.

Dans le premier collier, dont nous n’avons pas encore parlé, il y a aussi quelque chose de très fort. Au centre de ce collier, dans la 5e perle, Pierre dit :

« Et il y eut une voix / depuis les Cieux :
‘Tu es mon Fils bien-aimé, / toi, en qui je me suis complu.’ » (Mc 1, 11 perle 5)

Nous avons ici, conjugué à la forme passive ou réfléchie, le verbe vouloir ṣbā, qui signifie aussi désirer, aimer, se complaire en. Jésus porte en son être profond la volonté divine du Père ! Il est possible de dire que Jésus porte en lui le divin vouloir, pour souligner la puissance et le dynamisme correspondant à une forme verbale.

Aussitôt après, Jean confirme et précise le témoignage de Jean-Baptiste :

« Et moi j’ai vu et témoigné : / ‘Celui-ci est Fils de Dieu !’ » (Jn 1, 34).

L’expression « Fils de Dieu » vient de manière assez abrupte, mais en venant à la suite du témoignage de Pierre, il est clair qu’il faut l’entendre au sens fort, trinitaire.

JPJ : Toujours au plan du contenu de l’enseignement, je comprends que l’on associe dans un même collier le miracle de la multiplication des pains et l’institution de l’Eucharistie, nous avons en effet certains gestes communs,

Marc 6, 41 : « Et il prit ces cinq pains et deux poissons, / et il regarda dans les cieux,
et il bénit et rompit le pain, / et il les donna à ses disciples pour qu’ils [les] distribuent ».

Marc 14, 22 « Jésus prit du pain, / il bénit [Dieu],
il [le] rompit, / et [le] leur donna ». 

Mais pouvez-vous nous en dire plus, notamment concernant ces notions inhabituelles de Qoubala et de Qourbana ?

FB : Le mot qūbālā vient du verbe qabel, recevoir : c’est une réception qui fait partie des traditions sociales et qui devient ici une catéchèse-liturgie où l’on se retrouve pour échanger la Parole apprise en maison et partager de la nourriture. Les deux multiplications des pains relatées dans la première partie de ce collier du Pain de Vie sont typiquement des « qoubalé ».

À la fin du « qūbālā » (qui deviendra la première partie des célébrations du dimanche), les catéchumènes rentraient chez eux, et ne restaient que les baptisés qui priaient le reste de la nuit. C’est seulement aux lueurs de l’aurore, le premier jour de la semaine donc, que ceux-ci célébraient le « qūrbānā » (ou « Saints Mystères »), réalisé par un « ancien » (ou « prêtre »).

L’ignorance occidentale de cette institution a fait prendre les « Saints Mystères » pour un repas convivial, le qūbālā, dont parlent les Évangiles et les lettres apostoliques, mais qui a lieu avant. Cette confusion a contribué à estomper la dimension sacrificielle de la Messe.

Le mot qūrbānā vient du verbe qreb qui signifie « s’approcher » ou même « toucher », offrir en sacrifice. Ce qui est offert à Dieu est touché par Lui. Quel mot pourrait désigner mieux que qūrbānā le fait de toucher et d’être touché par Dieu dans la célébration des « Saints Mystères » ? C’est par ce mot magnifique, que l’on pourrait traduire par Rencontre, que l’Orient a désigné ce que l’Occident a appelé « la Messe » ‒ le mot rencontre est un mot récent, que ce soit en français [1] ou dans les autres langues européennes. C’est bien dommage. Ainsi, « qūrbānā » évoque une rencontre vivante avec une présence « réelle » : pour un oriental, il est évident que dans le culte eucharistique, il faille un contact corporel, un contact qui change quelque chose en soi, comme quand un converti dit : « J’ai rencontré Jésus ». La seconde partie de ce collier du Pain de Vie commence par une annonce du sacrifice du Christ par sa Passion (6e perle) et se prolonge par le rituel sacré, la table eucharistique, communion au corps du Christ mort et ressuscité.

IV

JPJ : Pourriez-vous nous donner un aperçu des deux derniers colliers, celui de la Passion et celui de la résurrection ?

FB : Le quatrième collier commence avec Pierre qui raconte comment, au jardin de Gethsémani, Jésus pria le Père : « Non pas ma volonté, mais la tienne ! ». Jean ne le répète pas, mais il enchaîne en montrant Jésus debout, interrogeant ceux qui viennent l’arrêter : « Qui cherchez-vous ? ». Pierre montre Jésus annonçant au sanhédrin : « vous verrez le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel », autrement dit, pour le moment, il se laisse juger par le sanhédrin, mais il reviendra dans la gloire et c’est lui qui jugera le monde. Jean continue avec le procès chez Pilate et la déclaration de Jésus : « Mon règne n’est pas de ce monde », en effet, le retour de Jésus sera glorieux et il ne règnera pas par la puissance des armées, mais par la force d’attraction de son amour et de la volonté divine. Pierre continue avec la scène où Bar-Abba, le faux messie, est préféré à Jésus. Jean continue avec Pilate qui fait flageller Jésus et le présente : « Voici votre roi ! », puis Jean reprend la parole avec la crucifixion de Jésus dont il a été le seul témoin parmi les douze apôtres. Il raconte la tunique sans couture, c’est-à-dire une tunique sacerdotale, qui n’est pas déchirée, et il raconte la parole de Jésus à sa mère. Comme dans le collier des miracles, la mère de Jésus est mise à l’honneur. Pierre témoigne de la mort de Jésus. Jean complète avec la preuve du sang et de l’eau jaillis du côté du Christ, et les médecins disent que c’est un signe que Jésus est mort d’une déchirure du myocarde, ce qui suggère une incommensurable angoisse d’amour. Pierre témoigne de la mise au tombeau, ce qui a valeur juridique.

Le collier suivant commence après la pause du Shabbat, le grand Samedi saint où Jésus accomplit sa mission messianique au séjour des morts – les morts entendent la voix du fils de l’homme (Jn 5, 25, cf. CEC 635). Ensuite, il faut comprendre que nous sommes non seulement au plan spirituel, mais au plan d’une déposition au tribunal. Les femmes sont les premières au tombeau, ce qui est un argument juridique : des femmes ne peuvent pas rouler la pierre et enlever les scellés. La quatrième perle montre que Jean attend Pierre, il ne touche à rien avant que Pierre ne voit les indices. Viennent ensuite l’apparition du ressuscité à Marie la Magdalène, puis Jésus rencontre des disciples et les apôtres. Jean donne alors deux perles très importantes à une semaine d’intervalle, et qui correspondent à la semaine d’investiture d’un grand prêtre : les apôtres sont constitués grands prêtres pour remettre les péchés. Puis, en invitant Thomas à voir ses mains et à mettre sa main dans son côté (Jn 20, 27), Jésus suggère que le sacerdoce chrétien est un contact avec la Passion et la Résurrection du Christ. Non pas une école de pensée ou un parti, mais une fidélité à Jésus jusqu’à la Croix et la résurrection. Le contact (qūrbānā) de Thomas avec Jésus est une rencontre bouleversante avec l’Amour divin. La mention des « huit jours après » (Jn 20, 26) clôture la semaine d’investiture des apôtres comme grands prêtres : être prêtre signifie donc être spécialiste de la rencontre de l’homme avec Dieu (qūrbānā) !

Enfin, Pierre conclut avec deux perles : l’envoi en mission et l’ascension de Jésus à la droite du Père.

IV

JPJ : Pour chaque perle, vous donnez votre traduction rythmée, un geste important, une brève étude textuelle et un sens pour aujourd’hui… Quel serait le sens pour aujourd’hui des dernières perles ?

FB : Devant le don ultime que Dieu nous fait en son Fils incarné, mort et ressuscité, l’homme est placé devant une alternative : « celui qui croit et est immergé, est vivant [sauvé] ; et celui qui ne croit pas, est condamné » (Mc 16, 16). La venue de Jésus opère un avant et un après. Il n’est donc pas rigoureux de traiter le cas des hommes de l’Ancien Testament ou des religions ancestrales, comme le cas des hommes qui se situent dans les post-christianismes comportant un refus et une opposition au Verbe incarné.

Par ailleurs, soyons clair : le baptême apporte le salut sur la terre ; mais il n’est pas écrit : "celui qui ne sera pas baptisé ira en enfer". Il y a encore quelque chose de mystérieux qui se passe dans le passage de la mort (Jn 5, 25), et qu’il ne faut pas caricaturer grossièrement en parlant d’une recherche du salut dans la mort.

« Il monta aux cieux » : il est glorifié à la droite de Dieu. La main droite est celle qui agit : Jésus va agir en ses apôtres et en ses disciples. Il va ainsi guider l’avenir, avant de se manifester comme Fils de l’homme venant sur les nuées du Ciel. « Eux, donc, sortirent et prêchèrent ». Les apôtres et disciples sortent dans un Exode vers le monde. Cet Exode est évidemment lié à l’Exode de Jésus vers Dieu. C’est parce que leur Seigneur est « dans la sphère du Créateur » que ses disciples peuvent atteindre toute la création.

 

[1] En 1234, on trouve ce mot, au masculin, au sens de « action de combattre » (Huon de Méry, Antéchrist, 927 ds T.-L.). En 1580 on trouve l’expression par rencontre « par hasard » (Montaigne, Essais, I, 25, p. 140), etc.

Date de dernière mise à jour : 06/07/2024