Le grand postulat de l’exégèse allemande est que les évangiles datent d’après 70 et que beaucoup d’inventions sont intervenues lors de la rédaction − ou plutôt des rédactions successives − des évangiles, par exemple en matière de prophétie. Selon eux, Jésus n’a pas pu dire : « Détruisez ce Temple et en trois jours je le relèverai » (Jn 2, 19), ni : « De ce que vous contemplez, viendront des jours où il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit jetée bas » (Lc 21, 6), ni cette parabole : « Le roi fut pris de colère et envoya ses troupes qui firent périr ces meurtriers et incendièrent leur ville » (Mt 22,7). Réfléchissons. Avant Jésus, le prophète Jérémie avait vu que l’iniquité chasse la présence divine du Temple (Jr 7, 11-14) et par conséquent « détruit » le Temple ; devrait-on nier sa prophétie ? Et concernant Jésus, faudrait-il supposer une communauté imaginant un Jésus qui non seulement annonce sa mort et sa résurrection, mais aussi un « retour » glorieux, lequel n’a pas encore eu lieu ?
De même, selon ces exégètes, la christologie des évangiles est, à des degrés divers, le fruit de la méditation des communautés. Il y aurait, selon les communautés, des christologies plutôt basses et d’autres qui seraient hautes. Il faudrait notamment supposer une communauté imaginant la foi trinitaire ou créant la théologie sacramentelle.
Pour sortir de ce postulat, il faut prendre comme base scientifique la civilisation orale dans laquelle les évangiles ont été composés. Ces civilisations sont capables de faire des compositions très soignées et mémorisables. Elles utilisent pour cela des techniques précises :
Les phrases sont rythmées par des reprises de souffle que l’on récite avec quelques gestes et un balancement droite gauche.
Les évangiles sont une composition, inspirée par l’Esprit Saint, faite à partir de récitatifs oraux (les perles) composés par les témoins directs de Jésus. Nous parlons de « perles », parce que dans une civilisation orale, on « enfile » les petites compositions orales les unes aux autres pour former des « colliers » cohérents et mémorisés.
Le témoin-compositeur d’un tel « récitatif » engage sa crédibilité : il ne peut pas mentir sans perdre sa place sociale. De son côté, la communauté ne changera plus le récitatif. S’il y a des compléments ultérieurs faits par d’autres, elle les distinguera toujours du récitatif.
Dans les civilisations orales, l’écrit est simplement un « aide-mémoire », éventuellement tenu pour sacré.
Le Vat.sir.12 est la copie, en syro-araméen, d’un original apporté de Jérusalem au 1er siècle. Et parmi les textes latins anciens, on trouve le manuscrit dit Brixianus qui est homogène aussi bien au grec du Codex de Bèze (D05) qu’à ce Vat.sir.12 syro-araméen. Ces indications sont significatives. La Pshitta Nouveau-Testament se trouve sur le web sous différentes formes, notamment le fac-similé du manuscrit Khabouris[1], qui ne présente pas de variante notable par rapport au Vat.sir.12.
Mathieu, Marc, Luc et Jean
Grâce aux témoignages patristiques, tous les spécialistes soulignent le rôle majeur et presque exclusif joué d’abord par l’évangile selon saint Matthieu dans la liturgie, puis très vite par celui de Marc, ensuite par celui de Luc et beaucoup plus tard par celui de Jean – des siècles plus tard même, spécialement en Orient. Ceci n’a rien pour surprendre, Jean n’ayant pas composé son filet de méditation pour être utilisé lors des liturgies où il convient d’abord d’annoncer le salut à tous, y compris des catéchumènes qui découvrent les choses peu à peu.
L’organisation du lectionnaire de Matthieu colle aux lectures de l’année liturgique juive, depuis Rosh Hashana et Yom Kippour en septembre, Souccot (fête des tentes) en octobre, Pâque en avril ou mai, et jusqu’à la Pentecôte (Chavouôt) en mai ou juin. En tant que lévite, le travail de mise par écrit du lectionnaire de référence revenait à Matthieu, et il fut nécessaire de le fixer en l’an 37 à l’occasion des troubles obligeant les apôtres à s’éloigner provisoirement de la communauté de Jérusalem. Théodore Bar Koni, évêque de l’Église de l’Orient (fin VIII° − IX° siècle) dit : « Matthieu a mis par écrit son annonce à la suite de la mort d’Etienne et lorsque les fidèles ont vu que les apôtres allaient être séparés d’eux » (Scholies, t. VII).
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Cf. Édouard MASSAUX, Influence de l’évangile de Saint-Matthieu sur la littérature chrétienne avant saint Irénée, Louvain, 1986 (Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium 75). Relevons que Clément d’Alexandrie (v. 150-215), vivant là où l’évangile de Marc aurait dû primer, et Ignace d’Antioche († vers 110), un ex-païen pour qui l’évangile de Luc aurait dû primer, privilégient encore l’évangile de Matthieu. »
Jean est le « disciple bien-aimé » (Jn 13, 21 ; 19, 26 ; 20, 28), littéralement « Talmidâ drahêm » : le disciple « des entrailles ». L’explication la plus simple distingue trois sortes de disciples. Tout d’abord, celui qui, comme le nom de Simon l’indique, écoute. Il y a ensuite celui qui retient bien tout par cœur, Nathanaël surnommé Bar Thoulmaï (le fils de la jarre – où l’on conserve les documents) doit être un de ceux-là. Et puis il y a celui qui est « d’rahem », le plus en union spirituelle avec le maître, qui perçoit la pointe la plus fine de son enseignement et qui est capable de s’exprimer comme lui, avec l’esprit et les gestes de son rabbi, en exprimant l’émotion de la même façon.
Malgré son jeune âge, Jean avait reçu du Seigneur en croix le testament « voici ta mère » (Jn 19, 25-27). La Vierge Marie n’a pas cessé de rassembler autour d’elle, et parmi ceux qui viennent la voir, certains se mettent à l’école de Jean qui est auprès d’elle. De son côté, Jean, qui avait pour vocation d’être auprès de la Vierge Marie, avait pu préparer et mûrir en sa présence une formation profonde. Le rayonnement maternel de la Mère du Seigneur a contribué à former de futurs bergers, et c’est dans ce but que Jean a préparé son filet, sous la forme d’une composition orale, en deux fois (le protofilet puis le filet final).
En 41 ou 42, après l’assassinat de son frère, Jean quitte Jérusalem et part à Ephèse, signale Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique 3, 1). Il est accompagné, bien sûr, de la Vierge Marie. Vers 42 (?), il atteint l’âge de trente ans, son enseignement peut alors sortir du seul cercle de ses disciples et des proches de Marie.
A cette époque, Marc « publie » à Rome, en latin puis en grec, les aide-mémoires des récitatifs de Pierre. De la sorte, le témoignage de Pierre se met à circuler par écrit dans les milieux gréco-latins. C’est une invitation à Jean à en faire autant avec son propre témoignage, primitivement composé en alternance avec celui de Pierre sous les colonnades du Temple (cf. Ac 3, 11).
Mais entretemps, Jean l’avait organisé en filet de méditation ‒ le protofilet. Or il ne lui semble pas possible de mettre par écrit un « filet », car on ne peut pas transformer en un écrit linéaire ce qui est fait pour être médité en filet. Le rayonnement de Jean est donc limité à ceux qui se font ses disciples ou des disciples de ses disciples.
Par ailleurs, dans les années après 42, on peut penser que Jean ait développé son enseignement en le recomposant en filet plus grand. Marie, « Mère du Verbe », n’y fut sans doute pas étrangère. Un tel travail se fait lentement, comme un musicien compose une symphonie ou un peintre une toile complexe. Il convient de le dater du vivant de la Vierge Marie, et envisager qu’il fut finalisé pour la rencontre des apôtres à Jérusalem pour l’année 47-48 qui est une nouvelle année sabbatique.
MISE PAR ECRIT DE L’EVANGILE DE JEAN
Eusèbe de Césarée : « Jean, à ce que l’on dit, continuait sa prédication tout le temps sans mise par écrit. Finalement, il en vint aussi à écrire… » (Histoire ecclésiastique 3, 24,8).
Eusèbe (et Jérôme), éloignés de la culture orale, n’ont pas su percevoir les motivations de Jean : la mise par écrit trahit l’effet d’une méditation en filet.
En araméen. « Jean a été mis par écrit la trente-deuxième année après l’Ascension de Notre Seigneur » ‒ donc en 61 (Codex géorgien, § 19) Donc en l’an 61. « La première mise par écrit de l’Evangile de Jean a été faite à Antioche » (Memra sur Jean).
En grec. « Jean l’évangéliste a dicté son Évangile 50 ans après l’Ascension du Seigneur, à Éphèse, en langue des Grecs » (Marganitha) ‒ c’est-à-dire en l’an 80, vingt ans après sa mise par écrit en araméen.
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lément d’Alexandrie (v. 150-215), vivant là où l’évangile de Marc aurait dû primer, et Ignace d’Antioche († vers 110), un ex-païen pour qui l’évangile de Luc aurait dû primer, privilégient encore l’évangile de Matthieu. »