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https://www.academia.edu/96586340/Lesp%C3%A9rance_du_millenium_R%C3%A9ponse_aux_objections
Ces pages sont écrites en réponse à l’article : Fr. Albert-Marie CRIGNON, « Le millénarisme et l’Apocalypse de saint Jean », dans Sedes Sapientiae n° 162, Hiver 2022, Société St Thomas d'Aquin, p. 39 à 65. L’article de ce frère dominicain a le mérite d’offrir une synthèse des objections courantes à mes recherches bibliques concernant l’eschatologie. Il m’offre donc l’occasion d’une réponse précise.
Chacun comprend qu’un dominicain veuille être fidèle à saint Thomas d’Aquin en défendant l’idée qu’en Ap 20, 4, « les mille ans signifient tout le temps de l’Église, au cours duquel les martyrs, ainsi que les autres saints, règnent avec le Christ, tant dans l’Église présente, appelée le royaume de Dieu, que dans la patrie céleste en ce qui concerne les âmes ». Cependant, ces lignes ne constituent pas un traité, et j’ose penser que s’il lisait mes travaux, le grand docteur ne les repousserait pas mais s’y intéresserait bien au contraire ; en effet, saint Thomas avait aussi remarqué ceci :
« Dans la résurrection, certaines choses sont confiées au ministère des anges ; d’autres seront réservées à la toute puissance divine. Les premières ne seront pas faites en un instant au sens philosophique du mot, un temps indivisible, mais en un temps imperceptible. Les secondes seront instantanées, c’est-à-dire accomplies par Dieu à l’instant même où les anges auront achevé leur œuvre. »
Les premières choses ultimes, que saint Thomas désigne en écrivant « les premières ne seront pas faites en un instant » correspondent au temps où « les anges » font leur œuvre, c’est-à-dire le temps de la Parousie où « le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume tous ceux qui font tomber les autres et ceux qui commettent le mal » (Mt 13, 41). Les secondes choses ultimes auront lieu « quand les anges auront achevé leur œuvre », et elles seront instantanées, c’est-à-dire la fin du monde, l’assomption finale du cosmos et la résurrection de la chair. Saint Thomas n’est pas opposé à l’idée d’une parousie ayant une consistance temporelle, bien au contraire ! Même si ce temps est pour nous délicat à définir (nous le définirons mieux quand nous y serons !).
Un dominicain peut donc s’intéresser aux quelques pages qui suivront sans être infidèle à son illustre prédécesseur. Que l’on me pardonne d’avance la peine de contredire son article. J’ai moi-même un jour demandé pardon à un autre savant pour l’avoir jugé trop vite comme hérétique (oralement seulement, et l’espace de 48h…), et j’ai alors pu faire un travail conséquent.
L’enjeu est très important. Que l’on veuille donc bien me lire avec attention.
Le discernement relatif au « millénarisme juif ». 2
Le discernement par le témoignage des apôtres. 3
Le discernement par le sens commun des fidèles. 8
Le discernement par la raison d’être de la Parousie. 13
Conclusion. 15
Fr. Albert-Marie CRIGNON (p. 41-49) pense trouver une origine de la pensée d’Irénée dans « la théorie millénariste chez les Juifs ».
Il cite un passage du Livre d’Hénoch dont le style apocalyptique a un air de ressemblance avec l’Apocalypse de saint Jean. Ce texte remonterait au IIIe siècle avant notre ère, mais il a connu différentes versions ‒ c’était un best-seller. Il y est question beaucoup de visions, d’anges et de démons châtiés par le feu où brûlent aussi les rois et les puissants qui les suivent : ce sont des lieux communs spirituels. Saint Jean ne s’en est pas spécialement inspiré quand il décrit un étang de feu engloutissant la bête, le faux prophète et le diable (Ap 19, 20 ; 20, 10) et tous ceux qui ne furent pas trouvés écrits dans le livre de Vie (Ap 20, 15) : ses images sont beaucoup plus significatives.
L’auteur (p. 44) attribue aux « Juifs » le texte d’Esdras IV, 7, 28-33-36. Or l’auteur n’a pas compris que ce texte appartient à une mouvance post-chrétienne où le Messie politique ne peut pas être mis en échec, et pourtant il mourra, mais ce sera après son retour : le 4e Livre d’Esdras enseigne précisément que le Messie de l’avenir qui établira le Royaume de Dieu mourra au terme de 400 ans de règne – de mort naturelle si l’on peut dire, puisque toute l’Humanité mourra à ce moment-là, de sorte que Dieu puisse recréer un monde parfait. Ensuite seulement « la fosse du jugement apparaîtra ». Autrement dit, selon ce texte, le règne de ce Messie politique doit se réaliser avant le jugement eschatologique, ce qui est proprement le messianisme politique de « l’hérésie millénariste ».
Curieusement, une idée comparable se retrouve dans la théologie islamique qui, tout en niant que le Messie-Jésus (al-masiḥ ‘Isa selon les termes propres du Coran) soit mort sur la croix, le fait mourir après son retour eschatologique ; mais la théologie islamique (bien postérieure au Coran) a divisé les 400 ans par dix : après avoir tué le dragon et vaincu ses armées, le messie ne vit que 40 ans encore.
Comment l’auteur peut-il écrire qu’un tel « millénarisme a été acclimaté dans certains milieux chrétiens » (p. 41) ?
Dans son Apocalypse, saint Jean est clair. L’ange, porte-parole de Jésus, dit sa préexistence et son mystère de Pâques : « Ainsi dit celui qui est le Premier et le Dernier, Celui qui fut mort et qui a [re]vécu » (Ap 2,8). Et Jean a la vision, au milieu du trône, d’un Agneau immolé (Ap 5,6). Il est le Verbe-Parole de Dieu (Ap 19, 13). Dieu et l’Agneau siègent ensemble sur le Trône d’où sort le fleuve d’eaux vives (Ap 22, 1) !
Qui ne voit que le passage cité du 4e livre d’Esdras est une dénaturation de l’Apocalypse de Jean et non pas sa source ?
Qui ne voit que la doctrine chrétienne de la Parousie est la meilleure réponse à l’extrémisme musulman qui se croit élu pour accomplir le jugement eschatologique en vue de l’instauration du règne de son Dieu ?
Oui, pour que Dieu règne sur la terre (la Parousie), il faut que ses ennemis soient jugés, mais Jésus a prévu les dérives messianiques : ce jugement n’appartient pas aux serviteurs humains, mais aux anges (Mt 13, 41 ; Ap 19, 14 etc.) !
Fr. Albert-Marie CRIGNON survole l’Apocalypse qu’il considère comme un texte obscur que sa réception canonique tardive inviterait à déprécier. Pardonnez-moi le verbe « survoler » : au moment de la sortie de la publication de l’article en question, j’ai sorti une étude de 253 pages sur l’Apocalypse.
L’Apocalypse apparaît dès l’abord marqué par le chiffre sept : sept Églises à chacune desquelles une lettre est destinée, puis il est question de sept sceaux, puis de sept trompettes. Ensuite, après d’autres visions, il est question de sept calices ou fléaux envoyés par des anges. Ensuite, les structures paraissent de moins en moins évidentes, donc le chiffre sept ne suffit pas pour trouver le plan de l’ensemble. Pour y parvenir, il faut repartir du texte araméen, parce qu’on y trouve des jeux d’échos et des répétitions qui ont souvent disparu dans la traduction grecque. Le filet offre aussi une lecture transversale, ou « verticale » en suivant par exemple la 2° Eglise, 2° sceau, 2° trompette, 2° prise de position, 2e coupe, 2e jugement…
La transmission orale était très importante, comme en témoigne Eusèbe de Césarée « Je ne pensais pas que les choses qui me viennent des livres me fussent aussi utiles que ce qui vient d’une parole vivante et durable » , citation reprise par l’auteur (p. 52) qui ne fait pas le lien avec la réception tardive de l’Apocalypse comme texte canonique. Un texte canonique est un texte lu dans la liturgie, mais les compositions « en filet » sont conçues pour être méditées autrement, une lecture linéaire comme dans la liturgie en limite le sens.
De plus, la structure de l’Apocalypse échappe à la compréhension si l'on ne voit pas qu'en son centre se trouve un noyau autour duquel tout est agencé : 12,1 – 13,10. Cette perle centrale, ou noyau, montre l’enjeu du combat qui traverse notre histoire. D'une part, « une Femme enveloppée de soleil », son fils le Messie, et ses autres enfants qui persévèrent dans les commandements de Dieu. Et, d’autre part, le diable ou « Dragon », et la bête qu’il inspire, c’est-à-dire une organisation ou une administration qui mène et corrompt le monde.
Les apôtres parlaient l’araméen (ou « syriaque ») qui était la lingua franca chez les « hébreux » en Terre sainte et dans les synagogues le long des routes commerciales qu’ils tenaient. F. Guigain suit la London Bible Society et donne : « Et toute la Terre fut dans l’admiration [etdamrat] / devant la [bête] vivante » (Ap 13, 3) : « etdamrat » vient du verbe « etdamar » : être stupéfait de, être émerveillé, admirer. Le manuscrit de Crawford publié par Gwynn a ici « etdabrat », du verbe « dabar », administrer, diriger ; « etdabrat » est à l’etpa‘al (voix passive), et signifie être administré, être dirigé, et même être emmené (par exemple en captivité). « Toute la Terre fut administrée, emmenée derrière la bête » (Ap 13, 3) !
Ce noyau délimite un tournant de l’histoire, avant la marque de la bête sans laquelle personne ne peut acheter ni vendre (Ap 13, 18) – une marque qui n’a encore pas eu de réalisation historique mais que notre époque serait capable de mettre en place dans un avenir proche ; en tout cas, il est absurde de dire que l’ensemble du livre de l’Apocalypse ait déjà eu sa réalisation.
Notre frère dominicain ne nous prépare nullement à la résistance à ce mystère d’iniquité qui doit se manifester ; confiant et satisfait, il nous explique que « l’Église réalise déjà le règne terrestre du Christ aussi parfaitement que possible en ce monde » (p. 62) ; or ce n’est pas ce qu’écrit l’apôtre ! Certes, Jean écrit à propos des choses « qui existent » dans le temps des sept Églises d’Asie et à chaque Eucharistie. Mais il écrit aussi à propos de ce qui existera « après celles-là » (Ap 1, 19 FG) : en araméen « bātar hālēn » et en grec « metà taûta ». Malheureusement, dans la Bible de Jérusalem l’expression « plus tard » désigne une vague progression, alors que le mot « après » indique qu’un événement vient marquer un « avant » et un « après ». Cet événement, c’est la venue glorieuse de Jésus qui viendra « d’un coup » (Ap 2, 16 ; 3, 11 – 3e et 6e Église). Ainsi faut-il comprendre que Jésus fait aux Églises une promesse relative au but vers lequel elles doivent tendre, à la manière dont il faut préparer le futur règne du Christ, l’accomplissement mondial de l’œuvre du salut que Jésus est venu apporter. La première résurrection dont parle l’Apocalypse (Ap 20, 4) n’étant pas la résurrection de la chair mais l’apparition des saints (comme en 1Th 3, 13), pendant ces fameux 1000 ans au terme desquels ce sera la « fin » du monde. On comprend que Satan sera lié 1000 ans et qu’une dernière tentation devra advenir afin de tester la stabilité de l’humanité dans sa décision pour Dieu ; ce sera une tentation collective, communautaire, parce que l’éternité aura aussi une dimension communautaire. L’apôtre n’a pas fait un délire enfantin en parlant d’un règne de 1000 ans (durée symbolique), il a au contraire compris que le dessein du Créateur devrait réussir, selon la promesse même du Notre Père.
Apparaît ainsi la « raison » de la Parousie. Ce qu’il faudrait « avouer » (p. 46), ce n’est pas que la Parousie n’a pas de raison d’être, mais c’est que le sens de l’histoire échappe encore à beaucoup de ceux qui ont une formation essentiellement logique. La Bible n’est pas un traité de logique, c’est une histoire de salut, une histoire sainte, une histoire qui révèle le sens de l’Histoire…
Notre frère dominicain nous explique ensuite que « Saint Paul ne dit pas autre chose, quand il écrit à la fin de sa première épître aux Corinthiens ‘Car il faut qu’il règne jusqu’à ce qu’il ait placé tous ses ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi (qui sera détruit), c’est la mort’ (1Co 15, 25-26) », en insistant que « dès à présent Jésus règne », et en terminant son étude quelque peu lapidaire sur saint Paul en écrivant « pourquoi attendre encore, avant la parousie, un règne millénaire aux couleurs paradisiaques » (p. 64). Attention, l’auteur fait ici une caricature mensongère qui se moque de l’Apocalypse.
En dénonçant le millénarisme, le magistère veut éviter toutes les illusions idéologiques d’un règne de Dieu sur la terre avant la grâce très spéciale de la venue glorieuse du Christ : il condamne l’imposture « d’un pseudo-messianisme » qui « se dessine déjà dans le monde chaque fois que l’on prétend accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever qu’au-delà d’elle à travers ce jugement eschatologique » (CEC 675-676).
Or l’Apocalypse de Jean et son « règne de 1000 ans » n’induit pas l’hérésie du millénarisme qui prétend réaliser le Royaume avant la Parousie puisque ces « 1000 ans » adviennent après le jugement eschatologique de la Bête et du faux prophète par le Verbe de Dieu venant dans la gloire céleste.
Revenons à saint Paul. L’auteur a cité 1Co 15, 25-26. Peut-on regarder ensemble le passage cité sans le tronçonner, c’est-à-dire en prenant les versets 22-27 ? Nous lisons :
« 22 En effet, c’est en Adam que meurent tous les hommes ; c’est dans le Christ que tous revivront 23 mais chacun à son rang : en prémices, le Christ.
Ensuite ceux qui appartiennent au Christ lors de sa venue.
24 Ensuite viendra le terme quand il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité, toute puissance.
Alors, tout sera achevé, quand le Christ remettra son pouvoir royal à Dieu le Père, après avoir détruit toutes les puissances du mal. 25 C’est lui en effet qui doit régner jusqu’au jour où il aura mis sous ses pieds tous ses ennemis. 26 Et le dernier ennemi qu’il détruira, c’est la mort,
27 car il a tout mis sous ses pieds » (1Co 15, 22-27).
Deux remarques :
- Tous revivront : en araméen, le verbe à l’inaccompli est à la fois passé, ce qui convient au Christ, et futur ce qui convient pour le reste de l’humanité. La résurrection des morts est nettement mise en lien avec la propre Résurrection du Christ. Jésus est le modèle ; mieux encore Jésus nous incorpore dans sa Résurrection.
- Le « Ensuite » (araméen « hāydēn », repris par le grec « Eita ») au début du verset 24 indique une consistance propre au temps inauguré par le verset 23 : c’est le « temps » de la venue du Christ, ce que saint IRÉNÉE appelle le royaume des justes (étape du processus de la fin), et qui conduit au Père (étape ultime et ineffable), cf. Ap 19-21. Le Christ conduit au Père…
Mais pour l’augustinisme qui s’est imposé à l’Église latine, le second « ensuite » gêne, et certaines traductions françaises remplacent ce second « ensuite » par « alors » c’est-à-dire en même temps, trompant ainsi le peuple chrétien.
1Co 15, 22-27 est donc justement, pour peu que nous lisions tous les versets, un texte majeur d’enseignement sur la consistance du temps du « millenium » ! Notre frère dominicain a donc tort (p. 64) d’opposer ce texte de saint Paul à la doctrine de saint Irénée. 1Co 15, 22-27 repris dans la préface de la fête du Christ-Roi, est en effet aussi le texte central cité par saint Irénée pour étayer sa doctrine du « royaume des justes » ; on lit en effet, juste avant la conclusion du livre V de son ouvrage « Contre les hérésies » (AH) : « Tels sont, au dire des presbytres, disciples des apôtres, l’ordre et le rythme que suivront ceux qui sont sauvés, ainsi que les degrés par lesquels ils progresseront : par l’Esprit ils monteront au Fils, puis par le Fils ils monteront au Père, lorsque le Fils cédera son œuvre au Père, selon ce qui a été dit par l’Apôtre : "Il faut qu’il règne, jusqu’à ce que Dieu ait mis tous ses ennemis sous ses pieds : le dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort (1Co 15, 25-26)". Au temps du royaume, en effet, l’homme, vivant en juste sur la terre, oubliera de mourir. "Mais, poursuit l’Apôtre, lorsque l’Écriture dit que tout lui a été soumis, il est clair que c’est en exceptant Celui qui lui a soumis toutes choses. Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui aura soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous (1Co 15, 27-28)" » (AH, V, 36, 2).
En utilisant le terme (malheureusement ambigu) du « millénarisme », notre auteur juge que saint Irénée « a eu tort de s’attacher [à cette chimère] » (p. 41). Or saint Irénée a été récemment nommé docteur de l’Église grâce à l’excellent dossier demandé par le cardinal Barbarin, auquel a collaboré l’éminent professeur Maxime Yevadian, bien placé pour en parler puisqu’il est arménien et que saint Irénée a toujours été la principale référence patristique en Arménie. Ce jugement audacieux a de quoi surprendre. Saint Irénée, docteur de l’Église, et son « royaume des justes sur la terre, « le prélude de l’incorruptibilité, royaume par lequel ceux qui en auront été jugés dignes s’accoutumeront peu à peu à saisir Dieu »[8], n’induit pas l’hérésie du millénarisme (cf. CEC 675-676) puisque ce royaume advient après le jugement eschatologique de « l’Antichrist » dont saint Irénée décrit longuement la future manifestation.
Notre dominicain amène un grave contresens en écrivant que saint Irénée « fit bon accueil au millénarisme » (p. 53), sous-entendu à cette hérésie millénariste que décrit notre catéchisme. Avec condescendance, il gratifie Irénée d’avoir lutté « contre les hérésies désincarnées de Cérinthe » mais il ne voit pas que saint Irénée a fait beaucoup plus que lutter contre l’hérésie désincarnée d’un Cérinthe dont personne ne se souvient ! Le véritable sens de l’histoire, incluant cette fameuse Parousie ou royaume des justes, est la seule réponse aux messianismes qui ensanglantent la terre depuis des siècles, et l’occulter c’est ouvrir la porte à toutes ses contrefaçons qui sont toujours violentes.
Notre frère dominicain pense pouvoir répondre à la question « Pourquoi un règne de mille ans » à partir d’un raisonnement allégorique présenté dans un ouvrage extra-biblique, le Livre des Jubilés (p. 46-47). Voici, schématiquement, ce raisonnement. 1000 ans sont comme un jour (Ps 89 (90), 4). Adam n’a pas vécu tout à fait mille ans parce qu’il devait mourir en ce jour où il a péché (Gn 2, 7), c’est-à-dire avant le terme de ce jour qui est comme mille ans. Au temps messianique, l’homme régénéré atteindra enfin 1000 ans. De même, Ap 20, 4 ne serait qu’une sorte de pirouette allégorique, et l’on peut ainsi balayer ce que dit saint Jean !
Or il est facile de montrer que ce raisonnement présente une eschatologie qui n’est tout simplement pas celle des apôtres de Jésus-Christ. Premièrement, le Nouveau Testament ne dit nulle part que les hommes, pendant le temps de la Parousie, ne mourront pas, Jésus dit simplement : « Qui croit en moi, même s'il meurt, vivra » (Jn 11, 25). Deuxièmement, l’Apocalypse ne décrit pas un nouveau « jardin » d’Eden ni un nouvel Adam, mais une « cité » (Ap 21 – 22). Troisièmement, les justes qui règnent mille ans avec le Christ sont déjà ressuscités (Ap 20, 4), dire qu’ils vivront 1000 ans suggère une réincarnation, une régression dans un état inférieur à la vision béatifique, total contresens de l’enseignement des apôtres, contresens dénoncé dans mes principaux ouvrages.
Notre frère dominicain n’a donc nullement démontré que le « millénium » du Nouveau Testament se réduisait à des allégories insignifiantes, il a simplement confondu deux eschatologies, l’une chrétienne, l’autre non.
La deuxième lettre de saint Pierre offre les explications. Nous en donnons une traduction usuelle, avant d’en proposer une autre, plus littérale.
« 8 Mes bien-aimés, il y a une chose que vous ne devez pas oublier : pour le Seigneur, un seul jour est comme mille ans, et mille ans sont comme un seul jour. 9 Le Seigneur n’est pas en retard pour tenir sa promesse, comme le pensent certaines personnes ; c’est pour vous qu’il patiente : car il n’accepte pas d’en laisser quelques-uns se perdre ; mais il veut que tous aient le temps de se convertir. 10 Pourtant, le jour du Seigneur viendra comme un voleur, alors les cieux disparaîtront avec fracas, les éléments en feu seront détruits, la terre, avec tout ce qu’on y a fait, sera brûlée. 11 Ainsi, puisque tout cela est en voie de destruction, vous voyez quels hommes vous devez être, quelle sainteté de vie, quel respect de Dieu vous devez avoir, 12 vous qui attendez avec tant d’impatience la venue [la Parousie] du jour de Dieu (ce jour où les cieux embrasés seront détruits, où les éléments en feu se désagrégeront). 13 Car ce que nous attendons, selon la promesse du Seigneur, c’est un ciel nouveau et une terre nouvelle où résidera la justice. » (2P 3, 8-13, Bible de Jérusalem).
À première vue, ce texte annonce la Parousie comme étant globalement et indistinctement un déluge de feu.
On peine alors à imaginer que des hommes soient encore vivants au moment de la Parousie, comme le pense pourtant saint Paul -- « nous les vivants qui serons restés… nous serons enlevés dans les nuées à la rencontre du Seigneur » (1Th 4, 16) -- et comme le pense aussi saint IRÉNÉE qui parle explicitement de ceux qui demeurent vivants après la mort de l’Antichrist et qui sont jugés dignes d’entrer dans le royaume des justes[12]. Doit-on alors imaginer des miracles du genre de ceux qu’ont vécus certains chrétiens sortis indemnes au cœur des explosions d’Hiroshima ou de Nagasaki ?
En outre, comment comprendre que Dieu détruise l’œuvre qu’il a créée « bonne » (Gn 1) pour ensuite en créer une nouvelle ?
En fait, le texte s’éclaire dès lors que l’on revient à des traductions plus littérales, notamment aux versets 10 et 12, ce qui donne :
« 10 Le jour du Seigneur viendra comme un voleur, et dans lui [bēh] [= dans le jour (qui est comme mille ans)], les cieux passeront avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre et ses travaux seront trouvés [waᶜbāde dbāh teshtkaḥ] . 11 Ainsi, puisque tout cela est en voie de destruction, vous voyez quels hommes vous devez être, quelle sainteté de vie, quel respect de Dieu vous devez avoir, 12 attendant et hâtant [msakkēn wsāwḥīn] la Parousie du jour de Dieu (ce jour où les cieux éprouvés par le feu seront dissous et les éléments fondus). » (2P 3, 10-12).
Ses travaux seront trouvés ou pas, à la manière des vertus qui seront trouvées ou non dans la vie de chaque fidèle (2P 1, 5-9). Autrement dit, il ne s’agit pas d’une destruction du monde, mais d’une manifestation au grand jour.
Nous observons alors les points suivants :
La Parousie, le jour de Dieu, dure symboliquement 1000 ans (2P 3, 8 // Ap 20, 2). Les événements décrits ne sont pas instantanés, mais ils se déroulent « dans ce jour » (2P3, 10), autrement dit, au début, pendant ou à la fin du millenium. Il est notamment possible de comprendre que les éléments seront fondus au terme de ce jour qui est comme 1000 ans, c’est-à-dire qu’ils passeront dans un état nouveau, l’éternité.
Quels sont ces travaux ? Nous lisons dans l’Évangile : « Ils lui dirent alors : "Que faut-il faire pour travailler aux travaux de Dieu ?" Jésus leur répondit : "Le travail de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé" » (Jn 6, 28-29). Le passage dans l’éternité implique la fin du « travail » de la foi. L’image des « éléments embrasés » (2P3, 10) n’a pas la signification négative d’une destruction du monde par un déluge de feu mais la signification positive d’une refonte de l’univers qui passe d’un état à l’autre, de la vie dans le temps chronologique à la vie dans l’éternité, et des hommes qui passent de la foi à la vision béatifique. Il n’y a donc pas à se demander comment quelques personnes pourraient survivre au déluge de feu !
C’est tout cela qu’il ne faut pas « ignorer » (2P 3, 8). En effet, l’ignorance de cette dimension ouvre la porte à toutes sortes de palliatifs où l’homme cherche à réaliser sur la terre ce qui ne peut se réaliser que dans l’au-delà de la Parousie. Saint IRÉNÉE dit : « Mais certains, qui passent pour croire avec rectitude, négligent l’ordre suivant lequel devront progresser les justes et méconnaissent le rythme selon lequel ils s’exerceront à l’incorruptibilité. Ils ont ainsi en eux des pensées hérétiques… » (AH, V, 31, 1)
Pierre précise que notre fidélité peut faire que les conditions de la Parousie se réalisent plus tôt : l’homme a le pouvoir de changer la date de la Parousie, il peut, ou non, la hâter (2P 3, 12) (ce qui explique pourquoi seul le Père en connaît l’heure, et non pas le Fils en son humanité). Et il vaut mieux que les gens prennent position positivement en découvrant la joie de l’Évangile, c’est-à-dire en étant témoins de la « sainteté de vie » (2P 3, 11).
Le témoignage des apôtres doit être pris au sérieux, laborieusement observé dans les détails, et aucun théologien ne devrait écrire : « le détail des textes utilisés n’a pas grande importance. Plus sérieuse est la question déjà soulevée… » (p. 55) !
Les arguments apparemment savants n’ayant pas de consistance, il nous faut analyser l’argument du « sensus fidelium » : le peuple chrétien (le peuple de Dieu n'est pas seulement composé de prêtres enseignants) aurait en quelque sorte voté pour identifier le millenium d’Ap 20, 4 à l’Église terrestre, selon la phrase de saint Thomas d’Aquin citée en introduction, et le peuple aurait rejeté tout le livre V du Traité contre les hérésies écrit par saint Irénée.
Il ne s’agit pas d’un mince problème puisque l’histoire a montré qu’un millenium identifié à l’Église terrestre risque de se transformer en un millenium identifié à un Empire terrestre.
L’Église a canonisé Louis IX ou encore l’impératrice Irène, ce qui ne signifie pas qu’ils étaient sans défauts. Eusèbe de Césarée est un historien sans doute très utile, mais, raisonnant en arien vidant la royauté christique de son sens, il reportait celle-ci sur l’Empereur (Constantin) considéré comme « isapostole », égal aux apôtres : l’Empire est alors sacralisé.
Voici une analyse pas à pas de ce qu’a pu être la réaction du peuple chrétien à la question de la Parousie.
Justin de Rome et sa Jérusalem agrandie et décorée.
Certaines interprétations absurdes ont discrédité la réalité du Royaume à venir, surtout de la part de gréco-latins. Par exemple, saint Justin (±102 - martyr vers 166 à Rome), probablement par souci de simplifier, plaçait la résurrection générale des corps lors de la Venue glorieuse du Christ déjà : « Nous savons qu’une résurrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie » (Dialogue avec Tryphon, 80). Il faudra beaucoup l’agrandir…
Justin étant mort à Rome, nous avons, nous Occidentaux, honoré sa personne tout en gardant la mémoire de l’erreur de cette vaine rêverie d’une Jérusalem « décorée et agrandie » pour servir de lieu de résidence lors de la résurrection de la chair…
Cet exemple bien connu ne doit pas faire « jeter le bébé avec l’eau du bain ».
Encore de nos jours, la résurrection de la chair est parfois confondue avec l’apparition des saints accompagnant le Christ en sa venue glorieuse (1Th 3, 13 ; Ap 20, 4), et cette confusion n’est pas seulement le fait des petites gens…
Une décision pastorale ne se confond pas avec le sens des fidèles.
Saint Augustin (354-430) enseignait d’abord le temps de la régénération (Parousie), qu’il appelle, comme beaucoup d’autres, le « septième jour » avant le « huitième jour » qui figure l’éternelle vie (Sermon 259) :
« Je le répète, ce huitième jour figure la vie nouvelle qui suivra la fin des siècles, comme le septième désigne le repos dont jouiront les saints sur cette terre ; car le Seigneur y régnera avec ses saints […] Après que les sept âges de ce monde qui passe seront écoulés et révolus, nous retournerons à cette immortalité bienheureuse. »
La finale de La Cité de Dieu (XXII, 30), en distinguant le septième jour du huitième, pourrait encore être compatible avec le Sermon 259 : mais la perspective du royaume des justes est effacée : « qu’il suffise » de ne plus rien préciser… :
« Qu’il suffise de savoir que le septième sera notre sabbat, qui n’aura point de soir, mais qui finira par le jour dominical, huitième jour et jour éternel, consacré par la résurrection de Jésus-Christ et figurant le repos éternel, non seulement de l’esprit, mais du corps. »
Mais au livre XX (ch. 7) de La Cité de Dieu, saint Augustin ne se contente pas de rester vague, excédé par les descriptions trop matérielles du Royaume à venir, il ne permet plus d’enseigner que la manifestation glorieuse – la Parousie – et l’entrée de la création dans la gloire soient deux étapes différentes et nécessaires toutes les deux. C’est pour des raisons uniquement pastorales – éviter la publicité pour les interprétations « des âmes grossières » –, et sans faire de réfutation détaillée, que saint Augustin évite de parler du septième jour ou septième millénaire. Le shabbat des saints perd son identité, il est assimilé tantôt au 6° jour, tantôt au 8° jour, autrement dit à la durée du monde (la vie terrestre) ou à la vie éternelle, mais il n’est plus un temps intermédiaire.
Il n’est pas possible d’assimiler la décision pastorale de saint Augustin à une réaction du sens commun des fidèles, parce que c’est plutôt l’inverse qui est vrai : loin d’être un enseignement rejeté, le temps de la Parousie était une évidence pour les fidèles dont les spéculations n’étaient pas toujours de très bon goût.
Après le coup de frein de saint Augustin, il y eut ensuite une lente dérive intellectualiste, quand des Universités médiévales acquirent un certain monopole de l’interprétation des Écritures. Pour certains intellectuels, ce qui concerne l’avenir n’étant pas rationnel, ce n’est pas un sujet ! Mais le peuple de Dieu ne se réduit pas aux universitaires !
Il y a donc un abus de langage quand l’auteur assimile cette évolution au « sensus fidei » (p. 58).
Du point de vue de l’interprétation des Écritures, on ne peut qu’être mal à l’aise. Confondre le millenium (Ap 20, 1-5) avec l’ensemble du temps de l’Église n’est pas convainquant, et à part le grand exégète protestant Dodd et son école (dite, à cause de cela, de l’eschatologie réalisée ou inaugurée), la plupart des exégètes modernes tendent à ne voir là qu’une interprétation forcée des textes bibliques. Certes, il est possible de parler d’une résurrection spirituelle à propos du baptême ou de la conversion, mais à condition de ne pas occulter le sens premier des textes bibliques qui parlent de l’apparition des saints accompagnant le Christ en sa Parousie.
L’état de l’accès à saint Irénée au long des siècles rend anachronique l’idée d’un rejet de ses écrits par un sens commun des fidèles.
C’est un fait avéré que, dès la chute de la partie occidentale de l’Empire romain, les chrétiens d’Occident perdirent le contact avec les chrétiens d’Orient.
L’œuvre magistrale du grand saint Irénée, disciple de saint Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean, fut en partie oubliée. Pendant des siècles elle n’était ni lue, ni enseignée, et par conséquent l’exercice d’un sens commun des fidèles pour la critiquer est un non-sens historique.
C’est une grossière erreur que de confondre l’oubli et le rejet. La rareté des manuscrits rend tout simplement impossible un rejet par « le sensus fidei » (p. 58) : les fidèles ne pouvaient écarter ce dont ils n’avaient jamais entendu parler.
La première édition imprimée du Traité contre les hérésies de saint Irénée le fut par Erasme (1467-1536) : auparavant, quelques manuscrits plus on moins complets se trouvaient dans quelques bibliothèques monastiques. Quel peuple de Dieu (détenteur d’un sensus fidei) aurait pu s’intéresser à les rejeter ?
De plus, alors que l’œuvre complète de l’Adversus Haereses s’achève en V, 36, 3, le manuscrit parvenu aux mains d’Érasme (1467-1536) et qu’il fera imprimer est tronqué de toute la fin du texte ; il se termine avec les mots :
« Une fois ressuscités, nous serons élevés au ciel, tous ceux d’entre nous du moins que le Seigneur aura jugé dignes » (V, 31, 2).
Ce qui témoigne ainsi d’une insistance sur le jugement.
La véritable conclusion a une tonalité très différente :
« Ces mystères, "les anges aspirent à les contempler (1P 1,12)", mais ils ne peuvent scruter la Sagesse de Dieu, par l’action de laquelle l’ouvrage par lui modelé est rendu conforme et con-corporel au Fils (Rm 8,29 ; Ep 3,6) : car Dieu a voulu que sa Progéniture, le Verbe premier-né, descende vers la créature, c’est-à-dire vers l’ouvrage modelé, et soit saisie par elle, et que la créature à son tour saisisse le Verbe et monte vers lui, dépassant ainsi les anges et devenant à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,26) » (V, 36, 3).
Autrement dit, la véritable conclusion de l’Adversus Haereses insiste non pas sur le jugement concomitant à la Venue glorieuse du Christ, mais sur la montée vers Dieu. C’est la raison d’être du royaume des justes. Et cette véritable conclusion n’était encore pas connue au temps d’Érasme ! Comment eut-elle été « rejetée » par un « sensus fidelium » ?
Rejeter saint Irénée, c’est rejeter une chaîne de témoins.
Il est vrai que la description du royaume des justes par saint Irénée comporte une certaine exubérance matérielle, sensuelle, et certains ont reproché à Irénée une certaine naïveté qu’il aurait reprise de Papias, un auteur qui, au dire d’Eusèbe de Césarée, aurait enseigné au début du IIème siècle que « le règne du Christ aura lieu corporellement sur cette terre »[18].
Une manifestation « corporelle » correspond effectivement à l’attente de la Parousie telle qu’elle est enseignée par les Évangiles : le jour de l’Ascension, Jésus s’éleva visiblement et lentement vers le ciel pour montrer qu’on ne le verrait plus désormais avec son corps avant sa Venue glorieuse : « Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? Jésus, qui a été enlevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel » (Ac 1, 11). Les apôtres ont témoigné « nous avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts » (Ac 10, 41), et Papias peut imaginer qu’il fera de même lors de sa Venue glorieuse : ce sera une venue « corporelle » à la manière où le Christ Ressuscité était visible et palpable, sans pour autant être une nouvelle incarnation, l’incarnation a déjà eu lieu et elle a suffi à la rédemption du péché originel (cf. He 9,8)[19].
En outre, de même que Jésus ressuscité n’avait pas répondu aux disciples qui lui demandaient « Seigneur est-ce maintenant que tu vas restaurer la royauté en Israël » (Ac 1, 6), de la même manière, la manifestation corporelle du Christ au moment de la Parousie n’est pas politique. Il laissera aux hommes la liberté de s’organiser politiquement, en sa présence et dans sa sagesse[20].
On ne voit ni Papias ni saint Irénée imaginer que Jésus règne par un pouvoir corporel au sens d’un pouvoir politique : ce n’est pas ainsi que règne l’amour, Papias et saint Irénée savent que « la royauté de Jésus ne vient pas de ce monde » (Jn 18, 36), elle ne vient pas de la possibilité de contraintes physiques offertes par la corporéité, son règne opère dans un monde visible, matériel et sensuel, mais il n’opère pas par cet ordre matériel et sensuel, il opère par l’attraction de l’amour. De même, quand le magistère rejette l’idée que « le Christ Seigneur viendra pour régner en cette terre-ci visiblement avant le jugement final »[21], il rejette l’idée d’un règne par les contraintes visibles de ce monde, ce qui n’empêche pas de croire qu’il sera Roi dans le monde (ce qui est l’objet de la solennité du Christ Roi, en clôture de l’année liturgique).
Voici le passage où saint Irénée cite Papias :
« C’est ce que les presbytres qui ont vu Jean, le disciple du Seigneur, se souviennent avoir entendu de lui, lorsqu’il évoquait l’enseignement du Seigneur relatif à ces temps-là. Voici donc ces paroles du Seigneur : "Il viendra des jours où des vignes croîtront, qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches […] et sur chaque grappe dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq cuves de vin. Et lorsque l’un des saints cueillera une grappe, une autre grappe lui criera : Je suis meilleure, cueille-moi et, par moi, bénis le Seigneur ! […] Voilà ce que Papias, auditeur de Jean, familier de Polycarpe, homme vénérable, atteste par écrit dans le quatrième de ses livres" » (AH, V, 33, 3-4).
En réalité, saint Irénée ne s’appuie ni uniquement ni même principalement sur l’Apocalypse de Jean, ni sur Papias, mais sur l’ensemble d’une tradition et sur une cohérence de l’ensemble de la révélation, sur un jeu de relation entre les citations scripturaires. « S’il y a une remise en cause de cette doctrine du millenium, elle doit l’être de toute la chaîne de témoins, de toute la relation de tradition ».
Cette tradition n’est ni « infantile » ni « matérialiste » comme le craint tant notre auteur : les allusions eucharistiques sont transparentes. Il s’agit ni plus ni moins d’un cheminement de sanctification à un degré jamais atteint par l’humanité de manière à être progressivement et communautairement divinisé. Dans un langage imagé, Jean veut dire que la Jérusalem céleste (les saints apparaissant avec le Christ) viendra chercher la Jérusalem terrestre pour l’assomption finale dans la gloire. La première résurrection dont parle l’Apocalypse (Ap 20, 4) n’étant pas la résurrection de la chair mais l’apparition des saints (comme en 1Th 3, 13, les apôtres sont cohérents). Ce sera alors, et alors seulement, la « fin » du monde, le jugement des vivants et des morts et la résurrection de la chair.
Tout d’abord, il faut réfuter le contresens complet que fait le Fr. Albert-Marie CRIGNON sur la Parousie quand il se pose la question (p. 61) d’un « retour sur terre » des défunts, idée absurde que j’ai aussi dénoncée dans mes deux principaux ouvrages, mais qui n’a rien à voir avec la Parousie !
Réexpliquons donc ce qui n’a pas encore été compris. La première résurrection dont parle l’Apocalypse est tout simplement l’apparition des saints accompagnant l’apparition du Christ en sa gloire, ce qui est cohérent avec ce que dit saint Paul en 1Th 3, 13 : ces apparitions des saints aideront les gens d’un même milieu culturel à accueillir le Christ, ou encore, quand ce sont des saints ayant vécu une grande miséricorde, ils aideront les gens à croire que le Christ peut aussi leur pardonner !
Pétri d’une pensée abstraite qui n’est pas pour autant rationnelle, notre frère Albert-Marie écrit : « Avouons qu’on a quelque peine à concevoir un tel état intermédiaire entre le monde présent et le monde à venir et qu’on ne voit pas bien la raison d’être dans le plan divin » (p. 46).
En réalité, c’est l’inverse qui est rationnel. Sans une certaine consistance du temps de la Parousie, on voit mal en quoi la venue glorieuse du Christ apporterait quelque chose : en effet, de toute façon, au moment de la mort, chacun rencontrera le Fils de l’homme dans le jugement particulier. La fin du monde accompagnée de la mort de l’humanité suffirait au discours sur le jugement dernier. A quoi servirait cette Venue glorieuse dont tout le Nouveau Testament parle ? Une venue glorieuse du Christ sans aucune épaisseur temporelle n’apportera rien à ce qui se passera déjà par la simple mort de l’humanité.
Je rappelle la conclusion du livre de l’Apocalypse :
« Je témoigne à tout un chacun / qui écoute la Parole de prophétie de cet écrit-ci,
[et] qui y ajoute [quelque chose], / que Dieu lui ajoutera les fléaux qui sont décrits en cet écrit-ci ;
et qui retranchera [quelque chose] des paroles de l’écrit de cette prophétie-ci, / Dieu lui retranchera sa part
du bois de la Vie / et de la Cité sainte qui sont décrits en cet écrit-ci. » (Ap 22, 18-19 FG)
Retrancher à l’Apocalypse, c’est par exemple effacer l’heureux temps du millenium par lequel le but de la création doit s’accomplir. Ce faisant, on accepte que Dieu ne réussisse jamais son dessein créateur et que l’humanité n’atteigne jamais la noblesse pour laquelle tout l’univers a été créé ; en corollaire, on accepte que le cosmos « entre dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8, 21) sans aucune purification préalable (donc dans l’état actuel si la fin du monde était demain !), ou on tombe dans un nihilisme selon lequel le cosmos ayant été simplement créé en vue de sa destruction, autant faire sauter la planète tout de suite…
Ajouter à l’Apocalypse, c’est souvent compenser ce que l’on a retranché, et imaginer un accomplissement du règne de Dieu sur la terre où les chrétiens sur la terre, et pas seulement les milices célestes, auraient la mission de juger le monde et d’éliminer les « ennemis de Dieu », une mission dont on appréciera le caractère viril et chevaleresque, sans voir la troublante ressemblance avec les djihadistes si souvent financés par l’Occident, et qui se croient élus pour trancher la tête de l’Antichrist (Ad-Dajjâl) afin de régner avec leur mahdi 7 ou 40 ans, ou un peu plus… En réalité, la violence fait le jeu de l’Antichrist. Jésus a prévu cette tentation et il a donné à ses apôtres la parabole de l’ivraie : l’arrachage de l’ivraie (l’Antichrist et ses suppôts) est réservé aux anges (Mt 13, 41) !
Je voudrais insister sur la responsabilité des théologiens en les faisant réfléchir sur ces quelques schémas qui montrent à quelles contrefaçons du christianisme mène l’omission de l’enseignement sur la Parousie.
Et combien l’enseignement réel des apôtres, porteur de paix et de douceur, doit être annoncé dans la plénitude de manière urgente.