Pour P. Prigent, la signification du futur et du temps présent dans l’Apocalypse n’est pas toujours claire [1]. L’Apocalypse ne parlant pas de « seconde » résurrection, P. Prigent pense que la « première résurrection » désigne le salut, la vie éternelle reçue dès à présent [2].
La signification du présent et du futur n’est pas toujours claire parce que l’Apocalypse a un original en araméen et dans les langues sémites, l’inaccompli joue entre le passé et le futur. Et tout s’éclaire lorsqu’on regarde de près le vocabulaire.
Il y a un premier mot dont la racine [ḤY’] signifie simplement la vie, le salut : « ḥayye » ; ce mot se retrouve par exemple dans l’expression « le pain de Vie » (Jn 6, 35) ou lorsque Jésus dit : « Et vous ne voulez pas venir auprès de moi, afin que la vie [ḥayye] qui est pour toujours soit pour vous ! » (Jn 5, 39-40). Ceux qui n’ont pas pris la marque de la bête vont être sauvés : ils vont « vivre », sous-entendu sur la terre :
« Ces âmes qui furent décapitées à cause du témoignage de Jésus, / et à cause de la Parole de Dieu,
et [celles] de ceux qui ne se prosternèrent pas vers la bête, / ni vers son image,
et qui ne prirent pas la marque entre leurs yeux, / ou sur leurs mains,
vécurent [racine ḤY’] et régnèrent avec le Messie mille ans » (Ap 20, 4 F.Guigain modifiée).
Il y a un jeu de mot entre « la bête (ḥayūtā) », qui dérive du verbe ḥy’ qui signifie vivre, et « ils vécurent (ḥyaw) » (Ap 20, 4). La bête est théoriquement vivante, mais elle cause la mort de ceux qui refusent de se prosterner devant elle. À l’inverse, les témoins de Jésus vivront.
En Gn 3, 20, le nom d’Ève, la vivante, est vocalisé en oriental Ḥāwā ou occidental Ḥawā. Dans l’Apocalypse, la [bête] vivante s’écrit Ḥaywat, qui est l’état construit de Ḥayūtā.
Il y a un second mot dont la racine [QM] signifie se lever : la résurrection est un relèvement : « qyāmtā », c’est spécifiquement la résurrection des morts, donc la vie des saints au Ciel. Comme quand il est dit que les autorités juives sont contrariées de voir les apôtres annoncer en Jésus la résurrection « qyāmtā » des morts (Ac 4,2) ou quand Jésus dit aux sadducéens qu’à la résurrection « qyāmtā » on ne prend ni femme ni mari et que le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, « ce n’est pas de morts mais de vivants qu’il est le Dieu ! » (Mt 22, 30-31)
« Et celui-ci est le premier Relèvement [qyāmtā] » (Ap 20, 5 FG).
Pour le verset suivant, la London Bible Society utilise un manuscrit qui a le mot « mnātā : la part », d’où la traduction :« Bienheureux et saint, / qui a part [mnātā] au premier Relèvement [qyāmtā] » (Ap 20, 6 F. Guigain).
Mais, pour être plus précis, il est bon de revenir au manuscrit de Crawford qui a le mot « mītā : mort » : il s’agit bien dans ce premier Relèvement des apparitions des défunts saints, ce manuscrit donne une leçon plus précise :
« Bienheureux et saint, / le défunt [mītā] au premier Relèvement » (Ap 20, 6).
La première résurrection est une manifestation des saints du Ciel pendant la durée du millenium. Vont-ils se réincarner sur la terre ? Ce serait une absurdité et une régression, puisqu’ils sont déjà dans la gloire du Ciel. Ils vont simplement apparaître avec le Christ dans la gloire. Vu du côté des saints qui apparaissent, elle ne se distingue pas d’une seconde résurrection, c’est déjà la vie éternelle. Mais vu du côté de l’histoire terrestre, c’est une première résurrection. Cette interprétation est cohérente avec saint Paul qui ne parle pas de première ou seconde résurrection, mais qui utilise l’adverbe « ensuite ». Il parle de la venue glorieuse du Christ (1Co 15, 23), c’est le temps où les saints du ciel apparaissent avec le Christ dans la gloire, ou « première » résurrection ; « ensuite viendra le terme quand il remettra la royauté à Dieu le Père » (1Co 15, 24), c’est la « seconde » résurrection (cf. ci-dessous).
L’Apocalypse dit même qu’ils sont « prêtres [kāhne] de Dieu et du Messie » (Ap 20, 6), c’est-à-dire qu’ils ont un rôle analogue aux prêtres [kāhne] du Temple de Jérusalem, lesquels transmettaient la révélation reçue de Dieu. En effet, sur la terre, les habitants sont des gens concrets, et malgré les bonnes volontés, il y a des difficultés culturelles ou psychologiques pour accueillir la venue glorieuse du Christ. Nous faisons déjà l’expérience que la connaissance de la vie de tel ou tel saint nous aide à comprendre les réalités divines. Au moment de la Parousie, les saints vont apparaître, ils aideront d’autant plus les gens qui sont sur la terre à accueillir Dieu et la venue glorieuse du Christ. Et cette aide se fera selon les affinités psychologiques, culturelles, familiales. « Ils sont prêtres de Dieu et du Messie » traduit une vérité très concrète, très humaine.
La Parousie permet l’accomplissement du dessein du Créateur, mais ne confond pas la vie terrestre et l’éternelle vie au Ciel. Elle est, comme le dit saint IRÉNÉE, – disciple de Polycarpe, lui-même disciple de saint Jean – « le prélude de l’incorruptibilité, royaume par lequel ceux qui en auront été jugés dignes s’accoutumeront peu à peu à saisir Dieu » [3]. Ce processus est situé entre le temps et l’éternité, entre la manifestation du Christ glorieux et la vision béatifique caractéristique de l’éternité.
La difficulté, pour nous qui sommes occidentaux, tient à un long oubli de l’interprétation de l’Apocalypse par saint IRÉNÉE. L’œuvre complète du Traité contre les Hérésies, ou Adversus Haereses (AH) s’achève en V, 36, 3, or le manuscrit parvenu aux mains d’Érasme (1467-1536) et qu’il fera imprimer est tronqué de toute la fin du texte ; il se termine avec les mots : « Une fois ressuscités, nous serons élevés au ciel, tous ceux d’entre nous du moins que le Seigneur aura jugé dignes » (V, 31, 2). La version intégrale du Traité contre les Hérésies, comprenant la partie sur les derniers temps, fut publiée seulement en 1575 [4]. Autrement dit, l’Occident hérite d’une longue habitude de ne considérer que la fin du monde et le jugement.
Parallèle avec 1Co 15, 22-27
Pour nous aider à accepter la consistance du temps du millenium, il est utile d’étudier de près 1Co 15, 22-27. Nous lisons :
« 22 En effet, c’est en Adam que meurent tous les hommes ; c’est dans le Christ que tous revivront 23 mais chacun à son rang : en prémices, le Christ.
Ensuite ceux qui appartiennent au Christ lors de sa venue.
24 Ensuite viendra le terme quand il remettra la royauté à Dieu le Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité, toute puissance.
Alors, tout sera achevé, quand le Christ remettra son pouvoir royal à Dieu le Père, après avoir détruit toutes les puissances du mal. 25 C’est lui en effet qui doit régner jusqu’au jour où il aura mis sous ses pieds tous ses ennemis. 26 Et le dernier ennemi qu’il détruira, c’est la mort,
27 car il a tout mis sous ses pieds » (1Co 15, 22-27).
Deux remarques importantes :
- Tous revivront : la résurrection des morts est nettement mise en lien avec la propre Résurrection du Christ. Jésus est le modèle ; mieux encore Jésus nous incorpore dans sa Résurrection.
- Le « Ensuite » (araméen « hāydēn », repris par le grec « Eita ») au début du verset 24 indique une consistance propre au temps inauguré par le verset 23 : c’est le « temps » de la venue du Christ, ce que saint IRÉNÉE appelle le royaume des justes (étape du processus de la fin), et qui conduit au Père (étape ultime et ineffable), cf. Ap 19-21. Le Christ conduit au Père…
Mais pour l’augustinisme qui s’est imposé à l’Église latine, le second « ensuite » gêne, et certaines traductions françaises remplacent ce second « ensuite » par « alors » c’est-à-dire en même temps, trompant ainsi le peuple chrétien.
Ce texte, repris dans la préface de la fête du Christ-Roi, est aussi le texte central cité par saint IRÉNÉE pour étayer sa doctrine du « royaume des justes » ; on lit en effet, juste avant la conclusion du livre V de son ouvrage « Contre les hérésies » (AH) : « Tels sont, au dire des presbytres, disciples des apôtres, l’ordre et le rythme que suivront ceux qui sont sauvés, ainsi que les degrés par lesquels ils progresseront : par l’Esprit ils monteront au Fils, puis par le Fils ils monteront au Père, lorsque le Fils cédera son œuvre au Père, selon ce qui a été dit par l’Apôtre : "Il faut qu’il règne, jusqu’à ce que Dieu ait mis tous ses ennemis sous ses pieds : le dernier ennemi qui sera anéanti, c’est la mort (1Co 15, 25-26)". Au temps du royaume, en effet, l’homme, vivant en juste sur la terre, oubliera de mourir. "Mais, poursuit l’Apôtre, lorsque l’Écriture dit que tout lui a été soumis, il est clair que c’est en exceptant Celui qui lui a soumis toutes choses. Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui-même sera soumis à Celui qui lui aura soumis toutes choses, afin que Dieu soit tout en tous (1Co 15, 27-28)" » (AH, V, 36, 2).
Malheureusement, en Occident, la première édition, imprimée par Érasme (1467-1536), du Traité contre les hérésies (AH) est tronquée de toute la fin du texte : elle se terminait sur l’idée de jugement (V, 31, 2) or la véritable conclusion, celle qui fut oubliée, donne la raison d’être du royaume des justes (V, 36, 3).
Extrait de F. Breynaert, L’Apocalypse revisitée. Une composition orale en filet. Imprimatur. Parole et Silence, 2022. 377 pages, p. 146-149, cf. https://www.foi-vivifiante.fr/pages/la-venue-glorieuse-du-christ/apocalypse-en-videos.html
Pierre PRIGENT, L’Apocalypse de saint Jean, Labor et Fides, Genève 2017, p. 426
Pierre PRIGENT, op.cit. p. 429
[3] Saint IRÉNÉE, Contre les hérésies, V, 32, 1
L. Doutreleau, « Introduction », dans IRÉNÉE DE LYON, Contre les Hérésies, IV (SC 100 A, p. 38).