La perspective de la bonne nouvelle aux défunts (Jn 5, 25 ; 1P 4, 6), qui était celle des premiers pères de l’Eglise, fut oubliée en Occident. Cet oubli a été compensé par des théories souvent fausses concernant la question du salut des non-chrétiens (on frôle parfois l’apostasie). Rétablie par le récent catéchisme (CEC 634-635), cette perspective permet une recherche théologique plus sereine, qui implique aussi la loi naturelle et la miséricorde divine[1].
1-
Le concile Vatican II (Lumen gentium 14) fait sienne l’expression « hors de l’Eglise point de salut » dans son sens originel, celui d’exhorter à la fidélité les membres de l’Église [2] : l’expression s’adresse explicitement aux catholiques, et le concile limite sa validité à ceux qui connaissent la nécessité de l’Église pour le salut.
On continue, en même temps, de proclamer que « Dieu est amour » (1Jn 4, 8) : Dieu n’envoie pas systématiquement en enfer tous ceux qui ne sont pas dans l’Eglise. Le Nouveau Testament enseigne le salut, la résurrection et la vie avec le Christ, non seulement pour des chrétiens mais aussi pour ceux qui n’ont pas adoré la Bête inspirée par Satan (Ap 20, 4). Le concile Vatican II affirme la possibilité du salut des non-chrétiens, ceux qui sont sincères « peuvent recevoir le salut éternel »[3]. En 1991, le document, Dialogue et annonce, avait beaucoup insisté sur cet aspect.
En même temps, ce même Nouveau Testament enseigne que pour recevoir le salut éternel, il est nécessaire d’invoquer le Christ, et on ne peut pas l’invoquer sans adhérer à lui par la foi et l’amour, et on ne peut pas croire sans d’abord l’entendre, sans d’abord recevoir une prédication (Rm 10, 13-14). Jésus est le Rédempteur, il est apparu pour détruire les œuvres du Diable (1Jean 3, 8). La déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi Dominus Iesus « sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ » (6 août 2000) a réaffirmé que c’est par Jésus seul que l’homme - que tout homme- est sauvé.
A ce stade de notre recherche, nous disons donc qu’il y a deux vérités indissociables (1/ les non-chrétiens peuvent être sauvés, 2/ pour être sauvé, il faut invoquer le Christ), mais nous ignorons comment articuler ces deux vérités.
2-
Prêtons attention à certains passages de l’Ecriture. « La Bonne Nouvelle a été également annoncée aux morts... » (1P 4,6). La première lettre de saint Pierre s’intéresse aux morts qui ont précédé le Christ.
Dans la parabole du vêtement des noces, Jésus parle à ses auditeurs de leur propre mort : il y a place pour un dialogue, et il y a une alternative entre le festin des noces et les ténèbres avec les grincements de dents, il s’agit bien du passage de la mort (Mt 22, 1-4).
L’évangile de Jean distingue trois temps :
Premièrement, la « vie éternelle » est donnée aux disciples dès cette terre : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m’a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie » (Jn 5, 24).
Deuxièmement, la « vie éternelle » est donnée dès maintenant aux défunts qui accueillent la voix du Fils de l’homme : « En vérité, en vérité, je vous le dis, l’heure vient -- et c’est maintenant -- où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront. Comme le Père en effet a la vie en lui-même, de même a-t-il donné au Fils d’avoir aussi la vie en lui-même et il lui a donné pouvoir d’exercer le jugement parce qu’il est Fils d’homme » (Jn 5, 25-27).
Troisièmement, la « vie éternelle » sera donnée au dernier jour à travers un ultime jugement, pour la résurrection finale : « N’en soyez pas étonnés, car elle vient, l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et sortiront : ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal, pour une résurrection de jugement » (Jn 5, 25-29).
1P 4,6 ; Jn 5, 25-27 et Mt 22, 1-14 nous parlent à chaque fois d’un véritable évènement de rencontre du Christ avec les défunts. Les premiers pères de l’Eglise (Saint Clément d’Alexandrie, Hermas, saint Hilaire de Poitiers etc.) commentent ces textes et enseignent la rencontre du Christ avec les défunts, sans pour être moins missionnaires pour autant !
Cela correspond dans le symbole des apôtres à cette phrase du Credo (qui n’a jamais provoqué de controverses) : « Je crois en Jésus-Christ qui… est mort, est descendu aux enfers… ». C’est aussi ce que les Eglises célèbrent sous le titre de « la descente de Jésus aux enfers » (le mot « enfers » signifiant ici les lieux inférieurs, le séjour des morts).
3-
Un tournant s’opère en Occident quand saint Augustin (†430) enseigne qu’il faut que tout soit déjà joué durant la vie terrestre, sans quoi, explique-t-il (Lettre 164 à Evodius), les exhortations morales seraient inutiles sur la terre, de même que l’évangélisation ! Nous avons le droit de discerner ce qui fut chez saint Augustin un choix pastoral, un jugement psychologique – Ainsi, saint Augustin est le premier à ne plus lire Jn 5, 25-27 comme une rencontre entre le Christ et les défunts – il donne à ces versets un sens pour la vie terrestre, donc une signification similaire à Jn 5, 24 (La Cité de Dieu, XIII, 1, 1). De même, pour lui, la parabole des noces (Mt 22, 2-13), contre toute évidence, n’évoque plus l’entrée dans le royaume éternel (Sermon 90). Saint Augustin commente dans le même sens 1P3, 19-20, mais avec cette délicieuse remarque finale : « Que ceux qui n’adopteront pas cette explication des paroles de saint Pierre... me fassent part du résultat de leurs études et de leurs recherches » (Lettre 22 à Evodius) !
A la suite de saint Augustin, saint Thomas d’Aquin omet de parler de la Bonne nouvelle aux défunts. Ceux qui n’ont pas invoqué le Christ pendant leur vie terrestre sont-ils alors en enfer ? En compensation, progressivement, saint Thomas d’Aquin avait suggéré que les non-chrétiens pouvaient avoir une foi implicite (I-IIa q. 106 a.1 s). A sa suite, et logiquement, K. Rahner suggère l’existence de « chrétiens anonymes », chrétiens sans le savoir. Finalement, on a dit, et en haut lieu, que la rédemption du Christ est reçue sans annonce du Christ[4] !
Toujours avec la bonne intention de ne pas dire que les non-chrétiens sont damnés, certains ont pensé que le contact, plus ou moins vague avec l’Eglise pouvait être équivalent au contact avec le Christ. On passe de l’image de l’Eglise comme « corps du Christ » (1Co 12) à une identification physique ou morale de l’Eglise avec le Christ, ce qui est une erreur[5].
Si nous disons qu’avant l’Incarnation tous les hommes ont eu un contact avec le Sauveur, alors l’Incarnation est inutile ! En corollaire, évoquer Marie dans le mystère du Christ devient négligeable. Autre corollaire, la morale, privée de la force que donne le contact avec l’humanité du Christ, devient pesante...
Un autre type de raisonnement, tout aussi contradictoire avec le Nouveau Testament, a été d’imaginer que l’enfer ne soit que virtuel. Mais alors était-ce bien la peine que Jésus parle de l’enfer et accomplisse la Rédemption au prix de la croix ? (Sixième catégorie d’impasses). C’est pourtant le raisonnement d’un très grand théologien, Urs von Balthasar. Le volume et la complexité de son œuvre écrite ne parvient pas à cacher ni la contradiction interne ni l’omission de cette vérité que le Christ est venu pour détruire l’œuvre du Diable (1Jn 3, 8 : si Diable il y a, l’enfer n’est donc ni vide, ni virtuel). En corollaire, si l’enfer n’a plus de consistance, la morale a des conséquences finalement assez négligeables...
4-
Le récent catéchisme de l’Eglise catholique remet en valeur la Bonne nouvelle aux défunts :
« "La Bonne Nouvelle a été également annoncée aux morts…" (1P 4,6).
La descente aux enfers est l’accomplissement, jusqu’à la plénitude, de l’annonce évangélique du salut.
Elle est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, car tous ceux qui sont sauvés ont été rendus participants de la Rédemption. » (CEC 634)
Autrement dit, à l’heure de la mort le Christ rejoint le défunt pour une évangélisation ("La Bonne Nouvelle") et une "œuvre rédemptrice", inséparables l’une de l’autre. Et le défunt "participe" ou refuse de participer, en tout cas, il est actif, appelé à une réponse, une adhésion, un choix, une crise, un jugement.
Figure 18 : Anastasis (Chora church)
Le Catéchisme de l’Eglise catholique continue :
« Le Christ est donc descendu dans la profondeur de la mort (cf. Mt 12,24 ; Rm 10,7 Ep 4,9) afin que "les morts entendent la voix du Fils de l’Homme et que ceux qui l’auront entendue vivent" (Jn 5,25). Jésus, "le Prince de la vie" (Ac 3,15), a "réduit à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le Diable, et a affranchi tous ceux qui leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort" (He 2,14-15). Désormais le Christ ressuscité "détient la clef de la mort et de l’Hadès" (Ap 1,18) et "au Nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur terre et aux enfers" (Ph 2,10). […] » (CEC 635)
Benoît XVI, prolongeant ce catéchisme, évoque la mort de chacun comme un véritable évènement de rencontre (encyclique Spe Salvi 47).
Tous les hommes, baptisés ou non, connaitront cette rencontre dans leur mort. Pour ceux qui n’avaient pas connu le Christ durant leur vie terrestre, ce sera le filet de sauvetage –enfoui dans la miséricorde de Dieu– qui leur permettra de croiser le regard du Christ leur Sauveur et de l’invoquer pour être sauvés (Rm 10, 13-14).
Il ne s’agit évidemment pas d’opposer le salut durant la vie terrestre (pour les baptisés), et le salut des autres qui rencontrent le Christ dans le passage de leur mort : le salut est une rencontre d’Amour, et quand on est sauvé, on désire que les autres ne risquent pas de se perdre mais qu’ils soient sauvés le plus vite possible !
5-
Le rappel de la Bonne Nouvelle annoncée aux morts nous ouvre une « théologie des religions » entièrement renouvelée, et qui s’articule en deux moments successifs:
Premier moment : sur la terre.
L’homme devient bon par ses actes justes et ses relations justes. Sur la terre, les hommes sont guidés par la loi naturelle dans la mesure où leurs traditions respectives la leur transmettent. Les principes généraux de la loi naturelle ne sont jamais complètement effacés. La présence universelle de l’Esprit Saint et sa grâce éclairent tous les hommes et les soutiennent dans le bien. Malheureusement, l’exacerbation des passions peut rendre impossible d’appliquer les principes généraux de la loi naturelle et ses préceptes secondaires peuvent être plus ou moins effacés par les erreurs des doctrines humaines. « La capacité de connaître la vérité se trouve obscurcie et sa volonté de s’y soumettre, affaiblie ».[6]
Le baptisé bénéficie du salut dès cette terre, moyennant la foi. « Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). Son baptême l’exorcise, la grâce de l’Esprit Saint lui est offerte pour l’aider dans son effort vers le Bien. Il est déjà incorporé à Jésus Fils de l’homme et reçoit la mère de Jésus pour sa propre mère (Jn 19, 25-27). Son âme trouve sa guérison dans les blessures du Christ. Son cœur est irrigué de l’Eucharistie pour aimer de l’amour du Christ.
L’exemple du baptisé constitue une annonce de la Bonne Nouvelle aux autres hommes mais son bon exemple ne remplace pas le contact personnel de chacun avec le Christ mort et ressuscité.
La Vierge Marie est comme la loi naturelle incarnée (nous dirions la personnification de la sagesse créée), et en cela, l’amour presque universel pour sainte Marie rapproche tous les hommes du christianisme. Mais Marie est aussi la mère du Verbe incarné, la mère du Dieu fait homme pour donner justement la grâce de vivre la perfection de la loi, qui est une loi d’amour. C’est pourquoi Marie conduit au Christ et elle est l’étoile de l’Evangélisation.
Second moment : à l’entrée dans l’Au-delà.
L’homme qui meurt rencontre le Christ, mort et ressuscité. La mort est un passage, un évènement qui a une richesse phénoménologique : « La rencontre avec Lui est l’acte décisif du Jugement. Devant son regard s’évanouit toute fausseté » (Benoît XVI, Spe Salvi 47).
Celui qui a fait le bien vient à la lumière (Jn 3, 21), celui qui a fait le mal ne vient pas à la lumière.
Le baptisé doit répondre de son baptême et reçoit aussi une ultime révélation qui parachève l’évangélisation dont il a bénéficié sur la terre. Son incorporation à Jésus fils de l’homme, commencée sur la terre, s’achève dans la gloire de la résurrection. Son triomphe par le Christ sur Satan avait commencé sur la terre sous la forme de la croix et le conduit désormais à « l’Eglise triomphante », c’est-à-dire à la joie avec le Christ et avec les bienheureux.
Le non-baptisé découvre la vérité de l’amour. Il voit que l’amour s’offre à lui dans la lumière et la vérité. Il est libéré des éventuels liens démoniaques qu’il a contractés durant sa vie terrestre et il est libre de choisir. Le Christ lui apparaît avec les saints, le défunt est donc attiré non seulement par le Christ mais aussi par les autres justes ressuscités (qui peuvent être aussi des gens qu’il a aimés sur la terre). En Matthieu 25, Jésus s’adresse à tout homme et prévient que le jugement, l’orientation finale, se fait à partir des actes - « ce que vous avez fait… ce que vous n’avez pas fait… » Les actes de sa vie pèsent donc sur son choix, sans pour autant constituer un destin inexorable car le Christ est miséricordieux (et les saints qui l’accompagnent le sont aussi), il guérit celui qui l’invoque, il pardonne et offre son amour à qui lui ouvre son cœur.
Lors de l’entrée dans l’Au-delà, on ne parle plus précisément de foi car la vision est commencée (cf. Rm 8, 24). L’homme défunt voit et entend le Christ, son Sauveur et son Créateur. Il le reconnaît parce que Jésus est le fils de l’homme qui révèle ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Il est dans l’adoration ou le refus de l’adoration. Il est dans l’amour ou dans le refus de l’amour.
Ce positionnement a été façonné durant sa vie. On peut donc dire que l’homme coopère à son Salut final ; on doit même l’affirmer ; le nier serait nier la possibilité de l’enfer et la négation de la responsabilité humaine. Ainsi, la théologie de la coopération au salut est indispensable à la théologie des religions. Sans elle, le salut des non-chrétiens serait un automatisme indigne de l’amour qui suscite une liberté et une responsabilité. C’est pourquoi ma recherche avait pris soin dans une première partie de développer ce qui concerne la loi naturelle : celui qui fait la vérité, et dont les œuvres sont bonnes, vient à la lumière (Jn 3, 21).
[1]Pour un développement plus complet, cf. Françoise BREYNAERT, La bonne nouvelle aux défunts, Perspective de la théologie de religions, Via Romana, Versailles 2014.
[2]Cf. Origène, In Jesu Nave 3, 5 (SCh 71,142ss) ; Cyprien, De cath. unit. 6 (CSEL 3/1,214s) ; Ep.73, 21 (CSEL 3/2,795).
[3]Vatican II, Lumen gentium 16
[4] Conseil Pontifical pour le Dialogue Inter-religieux, et la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, Dialogue et annonce19 mai 1991 (n° 29).
[5] « … tandis qu’ils accordent aux hommes des attributs divins, ils soumettent le Christ Notre-Seigneur aux erreurs et à l’inclination au mal de l’humaine nature. [Au contraire, saint Paul,] tout en unissant d’un lien merveilleux le Christ et son Corps mystique, les oppose pourtant l’un à l’autre comme l’Epoux et l’Epouse (Eph 5, 22-23) ». (Pie XII, Lettre encyclique Mystici Corporis, 1943).
[6]Jean-Paul II, encyclique Veritatis Splendor 1