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La parabole, du grec parabolê, "comparaison", correspond au mot hébreu machal, qui signifie "énigme, proverbe". La parabole est faite pour être racontée, oralement. C’est une petite histoire dont il faut rechercher la « pointe », dans laquelle est contenue la leçon. Les détails sont secondaires. Au contraire, dans l’allégorie, tous les détails comptent. Ceci dit, la parabole du semeur et de l’ivraie est suivie d’explications allégoriques (Mt 13) ; la parabole des vignerons homicides a des traits allégoriques (Mt 21, 32s).
La parabole, par son aspect symbolique, va plus loin qu’un langage conceptuel, philosophique. Par exemple, si je dis « il faut de la patience, la patience obtient tout », c’est bien. Mais si je vous montre une graine qui germe et pousse nuit et jour, ou si je vous montre le levain qui travaille dans la pâte (Mt 13, 33), ce sont des images qui nous touchent et nous parlent, elles se gravent dans notre mémoire, elles nous stimulent. Telle est la grandeur des paraboles, leur puissance. Et en même temps, les paraboles sont un langage délicat. Dans les paraboles que nous avons évoqué, Jésus ne donne pas seulement une leçon de patience, mais il parle du royaume de Dieu, un royaume spirituel qui semble humble mais qui va grandir dans tous les continents en produisant des grands saints et qui va grandir jusqu’à la vie éternelle. Ces paraboles nous communiquent l’espérance.
Il y a aussi des paraboles de la miséricorde (Lc 15). Je peux dire « Dieu est miséricordieux », bien. Mais je peux comprendre encore bien davantage en regardant un berger qui abandonne 99 brebis pour rechercher la brebis perdue. Ainsi il y a plus de joie pour un seul pécheur qui se repent que pour 99 qui n’ont pas besoin de repentance. On comprend par la parabole la joie et la gloire liée au pardon. La parabole du Fils prodigue montre aussi cette joie. Il y a deux fils, le second fait quelque chose de très impoli en demandant à son père son héritage, ce qui signifie qu’il souhaite la mort du père, et ensuite, il part dépenser cela avec des filles, jusqu’à être ruiné et à souhaiter manger ce que l’on donne aux cochons. Et on voit le cheminement de ce fils qui rentre en lui-même et voit son vide, puis retourne chez son père, espérant y être ouvrier. Mais on voit ce père qui a guetté son retour, et l’accueille comme un fils, en lui remettant des sandales, un vêtement neuf, un anneau au doigt, et il fait une fête. Le fils aîné ne vient pas à cette fête. On pourrait commenter cette parabole pendant des heures… Les paraboles sont un langage très riche, merveilleux. Et Jésus, qui est infiniment riche, il est Dieu, utilise ce langage, un langage qui ouvre sur le mystère.
Nous trouvons aussi des paraboles de l’urgence de la décision, comme un homme qui trouve un trésor dans un champ et vend tout ce qu’il possède pour acquérir le champ (Mt 13, 44). C’est ce qu’on fait les disciples, et les apôtres.
Certains exégètes tentent de classer les paraboles par thèmes : les paraboles du royaume déjà-là et pas encore, les paraboles de la miséricorde, les paraboles de l’urgence… C’est tout à fait possible et utile, mais par un tel classement on retombe dans des concepts dans des abstractions… Or la parabole a une efficacité par son type de langage, symbolique. Nous n’allons donc pas entrer dans ce type de démarche.
Les paraboles nous disent aussi quelque chose sur Jésus, elles vont même nous dire que Jésus est Dieu, et elles vont nous annoncer sa passion.
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En Marc, après la parabole de la semence jetée en terre qui doit porter beaucoup de fruit, il y a une parole difficile. Les disciples interrogent Jésus sur le sens de la parabole et Jésus répond :
« A vous [c'est-à-dire au cercle des disciples], Dieu a donné le mystère du Règne de Dieu ; mais pour ceux qui sont au-dehors, tout est énigmatique, afin que [comme il est écrit] "ils voient et cependant ne voient pas, entendent et cependant ne comprennent pas, à moins qu'ils ne se convertissent et que Dieu ne leur pardonne" » (Mc 4, 11-12).
Jésus reprend un passage de la vocation d’Isaïe (Is 6, 9-10), mais il en adoucit les termes. Nous lisons en effet dans l’Ancien Testament : « rends-le dur d'oreille […] de peur que ses oreilles n'entendent, que son cœur ne comprenne, qu'il ne se convertisse et ne soit guéri » Is 6, 10). En fait, du temps d’Isaïe, la problématique était celle-ci : le peuple vivait dans un petit royaume autour de Jérusalem et avait l’habitude de comprendre que si on était juste, alors Dieu nous accordait une protection particulière.... Mais Isaïe voyait que l’histoire allait changer d’échelle avec les grands empires : il faut donc boucher les oreilles pour ne pas comprendre avec les schémas habituels ; quand Israël sera balloté dans les grands empires, la dynamique spirituelle sera différente, et il vaut mieux ne pas comprendre que de comprendre de façon étroite et erronée en déduisant par exemple que tous les exilés sont des pécheurs. Il valait mieux ne pas avoir une fausse consolation et s’ouvrir à une autre explication future.
Jésus adoucit la phrase : il n’est pas question de boucher les oreilles. Les paraboles sont énigmatiques « à moins » qu’ils ne se convertissent : autrement dit, au fur et à mesure qu’on se convertit, on comprend les paraboles de Jésus, avec le cœur. C’est une compréhension qui ne vient pas de concepts intellectuels, mais qui provient d’une intuition spirituelle dans un cœur pur. Les disciples, les apôtres ont fait pénitence, ils se sont ouverts, ils ont cheminé avec Jésus et la proximité de Jésus les sanctifie. Leur cœur est progressivement purifié et ils comprennent : « A vous est donné le mystère du Règne de Dieu ».
Est-ce que Jésus est élitiste ? C’est l’hypothèse d’un exégète, François Dreyfus qui imaginait[1] une élite temporaire en ajoutant qu’il fallait que, très vite, on ne soit plus élitiste pour ne pas ouvrir la porte aux apocryphes gnostiques qui se réclamaient d’un enseignement secret de Jésus, sans nous expliquer pourquoi si Jésus avait été élitiste, les apôtres cesseraient de l’être. « Est-ce que par hasard les paraboles du Seigneur serviraient à rendre son message inaccessible pour mieux le réserver à un petit cercle d'élus à qui il les expliquerait lui-même ? Les paraboles sont-elles là non pour ouvrir, mais pour fermer ? Dieu prend-il le parti de ne vouloir qu'une élite, et non l'ensemble, la totalité de nous tous ? »[2]Autrement dit, Jésus aurait-il voulu un ésotérisme ?
La réponse de Benoît XVI rejette cette idée de François Dreyfus parce qu’elle est incohérente : comment Jésus aurait-il enseigné un ésotérisme alors que les apôtres l’auraient évité (et saint Irénée insistera beaucoup sur le fait que la doctrine chrétienne est la même pour tous ; ce sont les gnostiques qui parlent pour des élites) ? Il n’y a pas « d’élite » : même si la compréhension n’est pas la même pour ceux qui suivent Jésus de loin et pour ceux qui suivent Jésus de près, Jésus ne réserve pas son enseignement à un cercle d’initiés.
Ceci dit, il y a un mystère. Dans l’évangile de Marc justement, après les miracles, y compris les plus retentissants, Jésus demande de se taire ; il demande un silence parfois tout à fait invraisemblable. Pourquoi un tel secret ? Parce que les foules risquent de mal comprendre Jésus avant que Jésus n’ait celé sa révélation par la Passion et la résurrection. Il vaut mieux qu’ils n’entendent pas plutôt que de mal comprendre et de faire de Jésus un roi terrestre. « Ils voient et cependant ne voient pas » (Mc 4, 12) s’explique aussi dans le contexte de Mc 4, 11-12 : la parabole de la semence qui tombe en terre, comme quelqu’un quand il meurt, et qui porte du fruit, comme Jésus qui ressuscite. Benoît XVI rapproche cette parabole de l’enseignement de Jésus la veille de sa passion : « si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12, 24) ; par sa mort, Jésus « attirera tous les hommes » (Jn 12, 24-32).
Et Benoît XVI conclut : « Ainsi les paraboles parlent de façon cachée du mystère de la croix ; mieux, elles en font intrinsèquement partie »[3]
Il y a une autre parabole qui annonce de façon beaucoup plus explicite la passion de Jésus. Elle annonce aussi que Jésus est « le Fils » et pas seulement un sage ou un prophète. Il s’agit de la parabole des vignerons homicides (Mc 12, 1-12 ; cf. Mt 21, 37-39 ; Lc 20, 13-15). Elle s’adresse à tous, y compris et surtout aux ennemis de Jésus. Un homme plante une vigne et la loue à des vignerons qui maltraitent ou tuent les serviteurs qu’il leur envoie pour percevoir les fruits de la vigne. « Il lui restait encore quelqu’un, son fils bien-aimé » (Mc 12, 6). Et le Fils est tué. Dans l’Ancien Testament, la vigne est une image d’Israël, et les serviteurs sont les prophètes. Israël maltraite les prophètes (Elie que Jézabel veut tuer, Jérémie dans sa citerne). Par la parabole, Jésus dit à ses auditeurs qu’il est le Fils, et qu’il a compris que ses adversaires complotent pour le tuer. « Jésus se présente ici clairement comme le Fils de Dieu, en se distinguant des prophètes qui ne sont que serviteurs. Et en même temps cette lumière trop vive pour les auditeurs est comme tamisée par le genre littéraire de la parabole »[4]. Les adversaires peuvent entendre sans comprendre, « à moins qu’ils ne se convertissent et que Dieu ne leur pardonne » (Mc 4, 12). Sur ce point, Benoît XVI reprend F. Dreyfus : les paraboles « laissent entrevoir le mystère divin du Christ », et parmi celles qui atteignent « le plus haut degré de clarté », la parabole des vignerons homicides[5].
[1] François DREYFUS, Jésus savait-il qu’il était Dieu ?, Cerf, Paris 1984, p. 66-67
[2] Benoit XVI, Jésus de Nazareth, tome I, Flammarion, Paris 2007, p. 213
[3] Benoit XVI, Jésus de Nazareth, tome I, Flammarion, Paris 2007, p. 215
[4] François DREYFUS, Jésus savait-il qu’il était Dieu ?, Cerf, Paris 1984, p. 48
[5] Benoit XVI, Jésus de Nazareth, tome I, Flammarion, Paris 2007, p. 215