Royaumes modestes, schisme quasi naturel, influence cananéenne.
Salomon demande à Dieu la sagesse, ni la richesse ni la gloire, mais la sagesse afin de bien gouverner le peuple. Il construit un temple et un palais. Au moment de la dédicace du temple, il s’exclame « Dieu habiterait-il vraiment avec les hommes sur la terre ? Voici que les cieux et les cieux des cieux ne le peuvent contenir, moins encore cette maison que j’ai construite ! » (1R 8, 27) et il demande au Seigneur : « Que tes yeux soient ouverts jour et nuit sur cette maison, sur ce lieu dont tu as dit : Mon Nom sera là, écoute la prière que ton serviteur fera en ce lieu » (1R 8, 29).
Cependant, d’une part, l’importance des corvées suscite la révolte, et d’autre part, ses concubines étrangères très nombreuses amènent l’idolâtrie dans le pays.
D’un point de vue matériel, la Bible décrit le faste du palais et du temple de Salomon ainsi qu’une grande administration royale. Cependant, l’archéologie suggère actuellement que le royaume de Salomon était peu peuplé et matériellement peu développé.
Après la mort de Salomon, la Bible raconte un schisme entre le royaume du Nord, autour de Sichem (puis Samarie), et celui du Sud, autour de Jérusalem : ce schisme aurait eu pour cause la fiscalité et les corvées imposées par Roboam en faveur de Jérusalem.
Dans le contexte rural et peu administré des Hébreux de ce temps-là, ce que l’on appelle le « schisme » des deux royaumes au temps de Roboam au sud et Jéroboam au nord a dû se vivre de manière assez naturelle, comme un développement parallèle dans deux régions géographiques dont l’une (le nord) a davantage de richesses naturelles.
Jéroboam fit deux veaux d’or, l’un à Béthel, l’autre à Dan (1R 12, 28-30) pour promouvoir un culte en concurrence directe avec le culte du Seigneur à Jérusalem, et «il donnait l’investiture pour devenir prêtre des hauts lieux » (1R 13, 33). Mais il y a aussi des péchés d’idolâtrie dans le royaume de Juda avec Roboam : la mère de Roboam était Ammonite, et au temps de Roboam il y eut des pieux sacrés et des prostituées sacrées, c’est-à-dire un culte magique de Baal-Astarté (1R 14,23) !
A côté du comportement décevant des rois, on se souvient aussi des paroles de prophètes restés anonymes (1R 13) ou de prophètes bien connus tels qu’Ahiyya (1R14).
Au temps de Roboam, le pharaon Shéshonq 1er (-944 à -923) fit une campagne en Canaan[1] et s’empara aussi des "trésors" de Jérusalem, "y compris les boucliers d’or qu’avaient fait Salomon " (1R 14,25.26). Ce fut une campagne éphémère qui n’offrit pas à l’Egypte un contrôle durable sur Canaan, mais la destruction par ce pharaon des derniers vestiges des cités-Etats cananéennes de la vallée de Jezréel laissa le champ libre aux populations des hautes terres du Nord et prépara l’expansion d’Israël au temps de la dynastie d’Omri (un siècle après Salomon).
Ce que l’on appelle le schisme n’est pas complet. A la fin du IX° siècle, Joram, roi de Juda, épousa la princesse Athalie, provenant du royaume du Nord qui était devenu beaucoup plus urbanisé et moderne. Cette unité momentanée entre le royaume de Jérusalem et le royaume de Samarie permit par exemple la fortification de la ville de Beersheba (Bersabée), au sud de la Shefelah.
Cependant, au cours du temps, le schisme s’aggrave, jusqu’au moment où le royaume de Samarie s’allie à Damas contre l’Assyrie alors que le royaume de Jérusalem fait le contraire. Situation qui amène la chute de Samarie et l’afflux de réfugiés à Jérusalem, au temps du roi Josias.
Il reste une question : pourquoi la Bible a-t-elle exagérée le faste de Salomon et le schisme ? Ce faste est une projection de l’écrivain biblique, au temps de Josias, lequel effectivement avait les moyens de faire de belles constructions. Pourquoi une telle projection dans le passé ? Parce que Josias veut valoriser le temps qui a précédé la division des deux royaumes qu’il projette en un lointain passé, au temps de David et Salomon, deux rois-bergers auxquels il donne une stature beaucoup plus imposante.
Josias est inspiré : il donne à son peuple une motivation pour reconstruire l’unité. Il donne à son peuple l’image d’un âge d’or, le temps de Salomon, pour avoir de l’enthousiasme à vivre dans l’unité.
Quant à la Révélation, elle n’est pas atteinte par ces exagérations sur le faste de Salomon. Demeure la Révélation d’un Dieu qui invite les hommes à l’Alliance et à quitter l’attitude magique indigne de l’homme dans sa relation avec Dieu.
Il nous faut maintenant expliquer les commencements du Temple dans le contexte du commencement de la royauté d’Israël.
Pour cela, nous présenterons les cultes de Baal-Astarté de manière plus détaillée que celle que nous avons faite jusqu’à présent, ensuite nous offrirons un commentaire du psaume 15, puis un commentaire sur l’Arche d’Alliance.
Le nom de Baal signifie Seigneur et il entre dans la composition d’innombrables noms d’hommes et de lieux. Il finit par désigner parfois le vrai Dieu dans la bouche de ses fidèles (Os 2, 18[2] ; Ez 8, 14). Mais c’est évidemment le Baal des païens que maudissent Gédéon (Jg 6, 25), Elie (1R 16, 31), Osée (Os 13, 1), Jérémie...
Baal est une divinité cananéenne des montagnes, des orages et de la pluie. Il est aussi le prince de la terre car il a vaincu le dieu YM, prince de la mer. Mais il triomphe avec moins de constance de Môt, le dieu du monde souterrain, celui de la mort. Baal est aussi parfois identifié par les auteurs bibliques à quelque Moloch avide d’holocaustes humains (Jr 19, 5).
Baal épouse sa sœur Anat, déesse guerrière, qui se confond ensuite avec Achéra-Astarté, déesse de l’amour et de la fécondité. Baal ressuscite chaque année avec les pluies, et son culte se confond ensuite avec le culte Babylonien d’Adonis (Baal-Tammouz) qui ressuscite quatre mois par an pour l’amour d’Achéra-Astarté.
Astarté (Achéra, Ashera, ou Ichtar ou Atar) est la déesse de la fécondité et de l’amour vénérée par les sémites, les Philistins et les Phéniciens. Quand les Hébreux se sédentarisent en Canaan, ils désignent par le terme « Astarté » toutes les idoles féminines qu’ils rencontrent (Jg 2, 13 ; 10, 6 ; 1Sam 7, 3 ; 12, 10) et dont le culte s’accompagne de prostitutions sacrées sensées mettre en relation avec le divin (comme Aphrodite chez les Grecs), mais aussi attirer les pluies, favoriser les récoltes ou encore la victoire des armées (ce qui est à l’origine la caractéristique de la déesse guerrière Anat, sœur et épouse de Baal). Un texte d’Ougarit unit déjà Anat et Astarté dans une même célébration.
Astarté avait un temple à Ascalon (1Sam 31, 10) et le vieux roi Salomon, sous l’influence de ses nombreuses concubines étrangères, lui en aurait construit un à Jérusalem (1R 11, 5.33), qui n’aurait été rasé que 400 ans plus tard par le roi Josias (2R 23, 13).
Israël a plus ou moins suivi la mentalité ambiante. Mais une force, l’Esprit Saint, fait résister au syncrétisme. Les médiateurs de l’Esprit Saint sont essentiellement les prophètes. Gédéon, puis les prophètes Elie, Osée et Jérémie ont fortement dénoncé le culte de Baal et Astarté, de type magique, aux antipodes de la prière biblique. Certains rois, à l’école des prophètes, luttent activement contre le syncrétisme, tandis que d’autres sont très laxistes, voir idolâtres eux-mêmes. Dans l’Ancien Testament, la chasteté des prêtres et des lévites pendant leur service au Temple témoigne du refus de tout syncrétisme avec les cultes d’ « Astarté ». Mais là encore, la mise en place de cette pratique s’inscrit dans le temps : « la chasteté connaît des lois de croissance qui passe par des degrés…»[3]
Ceci nous amène à parler des débuts du Temple.
Bien avant la législation lévitique au retour d’exil au V° siècle, et avant la centralisation du culte à Jérusalem par le roi Josias au VII° siècle, la présence de Dieu dans le(s) sanctuaire(s) est une présence rayonnante, sanctifiante.
Entrer dans un espace sacré nécessite une vie intègre, il faut confesser son innocence à l’entrée (Dt 26, 13-14). Le mieux est de prendre le psaume 15, qui est ancien car on y parle du sanctuaire comme d’une tente (comme au temps de David, l’arche d’Alliance habitait encore sous la tente).
Rémi Brague[4] explique que l’on peut interpréter par exemple le psaume 15 comme une liturgie qui instaure un dialogue entre le peuple et les prêtres qui habitent l’enceinte du Temple.
- Le peuple demande la Torah : « Qui habitera sous ta Tente ? »
- Et les prêtres répondent en énumérant des règles morales qui sont des règles sociales (être vrai, ne pas calomnier, ne pas pratiquer l’usure, etc.).
Celui qui respecte tout cela ne « vacillera jamais » (Ps 15, 5) : il habite sur la sainte montagne, en communion avec Dieu.
« 1 Psaume. De David.
Seigneur, qui logera sous ta tente,
habitera sur ta sainte montagne?
2 Celui qui marche en parfait,
celui qui agit en juste
et dit la vérité de son cœur,
3 sans laisser courir sa langue;
qui ne lèse en rien son frère,
ne jette pas d’opprobre à son prochain,
4 méprise du regard le réprouvé,
mais honore les craignants Dieu;
qui jure à ses dépens sans se dédire,
5 ne prête pas son argent à intérêt,
n’accepte rien pour nuire à l’innocent.
Qui fait ainsi jamais ne bronchera. »[5]
L’arche d’Alliance, en bois incorruptible recouvert d’or, avait des barres pour être portée au long des pérégrinations du peuple. L’arche d’Alliance était le signe de la présence agissante de Dieu au milieu de son peuple et la nuée de l’Esprit la recouvrait.
L’arche d’Alliance contenait les deux tables de la loi. Cette loi a pour but de préserver ou de guérir du péché.
Les premiers commandements du décalogue consistent à adorer Dieu et à rejeter le culte des idoles. Ces commandements ont quelques précisions dans le livre de l’Exode ou dans les livres de Samuel et s’inscrivent dans la dynamique d’Alliance (interdit = inter-dit, entre nous soit dit).
- Rejet de la nécromancie et de la divination (Exode 22, 17 ; 1Samuel 28, 9).
- Interdit de s’accoupler aux animaux (Exode 22,18).
- Le jeûne (1Samuel 14) et l’abstinence (2Samuel 11) en temps de guerre, c’est-à-dire le renoncement aux rites magiques sensés attirer la victoire en temps de guerre, rites liés à la déesse guerrière Anat, épouse de Baal, assimilée à Ashera.
Après le rejet de l’idolâtrie, la loi commande le Shabbat, et dit ensuite : « Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain. Tu ne convoiteras pas… » (Ex 20, 1-17).
Nous avons vu que David avait fait apporter à Jérusalem l’arche d’Alliance « qui porte le nom de Yahvé Sabaot, siégeant sur les chérubins » (2Samuel 6, 2).
Ensuite, dans le Temple construit par Salomon, l’Arche d’Alliance est placée dans le Saint des saints.
Autrement dit, dans le Temple où Dieu se sédentarise avec son peuple, c’est le souvenir de l’Exode qui est vénéré.
Avec le psaume 15, nous avons compris que le temple et la loi vont ensemble. Il faudra nous en souvenir lorsque nous verrons que le Christ est à la fois le Temple et la Torah en personne. Ou encore, quand l’Eglise donne à Marie, en tant que mère de Dieu et demeure de Dieu, le titre de Temple, ou d’Arche d’Alliance.
Il est tout à fait remarquable que saint Luc décrive Marie comme lieu de la présence divine et comme nouvelle Arche d’Alliance (Lc 1-2). Voici comment.
Dans l’Ancien Testament, la nuée est signe de la présence divine qui s’établit sur la Tente de la rencontre (Ex 40,34-35 ; Nm 9,18.22) ou guide Israël en marche dans le désert (Nm 10,36). Mais lorsqu’Isaïe relit ces passages de l’Exode et des Nombres, il convertit l’image de la nuée en l’Esprit du Seigneur : « L’esprit du Seigneur les guidait au repos » (Isaïe 63,14). Saint Luc reçoit le symbolisme « Nuée / Esprit » aussi bien dans le récit de la Transfiguration (Lc 9,34) que dans le récit de l’Annonciation. A l’Annonciation, l’ange dit à Marie : « L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te prendra sous son ombre; c’est pourquoi l’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu » (Lc 1,35). Or, quand la nuée couvrit la Tente de la rencontre, la gloire du Seigneur, sa Shekhinah, remplissait le lieu (Ex 40,34-35). De même, Marie sur laquelle descend l’Esprit Saint est le lieu de la présence divine. Ainsi, les images de l’Ancien Testament nous permettent de comprendre que, dans le récit de l’Annonciation, les titres de Jésus « saint » et « Fils de Dieu » sont donc à entendre au sens fort du terme.
Ensuite, le récit de la visite de Marie chez Elisabeth en Lc 1,39-44.56 semble modelé sur celui de 2 Sam 6,2-16, qui raconte le transport de l’arche de l’alliance de Baala de Juda à Jérusalem.
Les commentateurs mentionnent habituellement les points de contact suivants entre les deux passages[6]:
- Le voyage de l’arche et celui de Marie se déroulent dans la région de Juda (2Sam 6,1-2 et Lc 1,39).
- La joie déborde : celle du peuple et de David dansant devant l’arche, celle de Jean Baptiste qui tressaille dans le sein maternel.
- David comme Elisabeth lancent un cri de joie: « Elisabeth fut remplie d’Esprit Saint, s’exclama à forte voix (anaphonéô) ... » (Lc 1,42) Le verbe grec “anaphonéô” est utilisé par les Septante exclusivement pour les acclamations liturgiques (1Chr 16,4) et spécialement celles qui accompagnent le transport de l’arche de l’alliance (1Chr 15,28 ; 2 Chr 5,13)[7].
- Une sainte crainte pénètre David et Elisabeth. David dit : « Comment pourrait venir chez moi l’arche du Seigneur ? » (2Sam 6,9). « Elisabeth… s’exclama… Comment m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ?» (Lc 1,43).
- La présence de l’arche dans la maison d’Obed Edom (1Sam 6,10.11) et la présence de Marie dans la maison de Zacharie sont des motifs de bénédiction : "Le Seigneur bénit Obed Edom et toute sa maison… à cause de l’arche de Dieu" (2Sam 6,11.12) - Dès qu’Elisabeth eut entendu la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en son sein et Elisabeth « fut remplie de l’Esprit Saint » (Lc 1,40-44).
- L’arche stationna dans la maison d’Obed-Edom trois mois (2Sam 6,11 ; 1Ch 13, 14) tandis que Marie resta avec sa parente « environ trois mois » (Lc 1,56).
Le parallélisme entre « l’arche du Seigneur » et « la mère de mon Seigneur » est tout à fait remarquable ; sous le jeu des transpositions on devine que Marie est vénérée comme la nouvelle arche d’Alliance ! N’oublions pas les deux autres harmoniques :
- D’une part, de même que l’arche d’Alliance contenait les tables de la loi, Marie est gardienne de la loi sanctifiante : la vraie dévotion à Marie est une obéissance à la loi du Seigneur, une imitation des vertus de Marie.
- D’autre part, l’arche d’Alliance était faite pour accompagner les pérégrinations. Marie est celle qui nous enseigne que suivre le Christ est aussi un pèlerinage, « un pèlerinage de la foi »[8].
© Françoise Breynaert
[1] Et fit graver sa campagne sur les murs du temple d’Amon à Thèbes, et fit inscrire le nom de 150 villes et villages dévastés sur les murs du temple de Karnak.
[2] Le verset 16 dans certaines versions.
[3] Catéchisme de l’Eglise catholique § 2343
[4] Rémi BRAGUE, La Loi de Dieu. Gallimard, Paris 2005, p 98-99. Rémi Brague a reçu le prestigieux prix Ratzinger en 2012
[6]A. Serra, “Madre di Dio”, Nuovo dizionario di mariologia, a cura di de Fiores, ed. san Paolo 1985, p.728-729
[7]« Ayant entendu la salutation de Marie et le tressaillement de l’enfant dans son sein, Elisabeth est remplie de l’Esprit Saint, elle se trouve à l’improviste en présence même de YHWH, et fait résonner devant Marie, qui porte le Fils de Dieu, l’acclamation joyeuse, qui est une action de grâce et une louange à Dieu seul. Elle a vu en Marie celle qui amène la sainte présence, et ne peut pas retenir ce grand cri d’extase qui caractérise l’apparition de l’arche, lieu de la présence du Seigneur. » M. THURIAN, Maria Madre del Signore, immagine della Chiesa, Morcelliana, Brescia 1980, p.64
[8] Selon l’expression chère au concile Vatican II, Lumen gentium 58, expression reprise par Jean Paul II dans la lettre encyclique Redemptoris Mater.