Dieu est intervenu avec Moïse dans les eaux de la mer, séparant le peuple hébreu du mythe égyptien et de son oppression. Dieu est intervenu de façon similaire, et c’est moins connu, avec Déborah et Yaël, dans les eaux du Qishon, séparant son peuple du mythe cananéen dominant (Jg 5).
Un certain nombre d’Hébreux faisaient partie des cultivateurs en marge des cités cananéennes. Or les rois cananéens avaient tout pouvoir sur les récoltes et leurs cultivateurs. De plus, ils étaient détenteurs du mythe et du culte, et ils organisaient les cérémonies susceptibles de se concilier la fécondité divine d’une manière magique et idolâtrique[1]
Sur les hautes terres, Débora, une femme, était prophétesse (Jg 4, 4), elle « siégeait sous le palmier de Débora entre Rama et Béthel, dans la montagne d’Ephraïm, et les Israélites allaient vers elle pour obtenir justice » (Jg 4, 5). Non seulement elle juge, mais elle commande et encourage. Prophétesse, elle lance un appel à la résistance et envoie Baraq au combat... La bataille s’engage près du torrent du Qishôn (Jg 4, 13). Le point de départ du conflit est sans doute un profond sentiment d’écrasement, aussi bien social que religieux.
Au chapitre suivant on apprend que Débora a lancé son appel à plusieurs tribus mais que toutes n’ont pas répondu à son appel : Toutes les tribus n’ont pas répondu à l’appel de Déborah, leur réponse a été libre : « Les princes d’Issachar sont avec Déborah, et Nephtali, avec Baraq, dans la vallée s’est lancé sur ses traces. Dans les clans de Ruben, on s’est concerté longuement. Pourquoi es-tu resté dans les enclos à l’écoute des sifflements, près des troupeaux ? » (Jg 5,15-16). Cette liberté des tribus reflète bien la situation où Israël n’est pas encore un peuple politiquement constitué. Il n’y a pas une armée instituée. Il n’y a pas de roi. Les tribus s’unissent au combat, puis elles se dispersent.
Figure 7 : Les tribus en Juges 5
Au combat, les dieux seront-ils favorables ? Non : le dieu de l’orage est contre nous, nous sommes perdus. Le Qishon a débordé... Mais, dans le bourbier, la situation se renverse. Il y a autre chose, un "dieu" a fait alliance avec nous !?
Au chapitre 5, le cantique de Débora fait l’éloge de YHWH, le Dieu du Sinaï, comme sauveur dans l’histoire. Quoiqu’il en soit, le cantique de Déborah exprime à la fois l’action divine, miraculeuse, et la coopération humaine, au point qu’on ne les sépare pas.
Yaël mérite aussi attention. Alors que la mère de Sisera attendait son retour et le butin, un butin formé non seulement d’étoffe mais de femmes livrées aux guerriers. Mais il n’y aura plus de butin ni d’exploitation sexuelle : Sisera est mort. Une femme, Yaël, a tué Sisera avec un piquet de tente dans la tempe et pendant son sommeil (Jg 5, 26). (Il semble qu’il faille lire entre les lignes que Yaël est la protectrice de la dignité des femmes contre les exactions des soldats !)
La victoire au torrent du Qishôn sera considéré par toute la tradition postérieure comme constitutive de la foi du peuple avec les miracles de la mer des roseaux (Moїse) et du Jourdain (Josué).
En un sens, la victoire de Déborah, Yaël et Baraq sur Siséra entraînait une marginalisation par rapport au système mythique, elle aurait dû provoquer la mort du groupe. Or… les tribus rassemblées par Déborah ont vécu ! L’histoire du salut (YHWH est Celui par qui la délivrance a été rendue possible) l’emporterait donc peu à peu sur la mythologie, sans que l’on sache bien si c’est cet événement qui a conduit les tribus concernées à rejoindre la foi au Dieu qui s’est révélé à Moïse au Sinaï, ou si c’est la foi au Dieu du Sinaï qui a précédé l’évènement de la victoire au Qishôn.
Par son comportement, Déborah est une « mère en Israël » (Jg 5,7) : « Les villages étaient morts en Israël, ils étaient morts, jusqu’à ton lever, ô Déborah, jusqu’à ton lever, mère en Israël! » (Jg 5, 7). Ce titre « mère en Israël » est unique. Déborah a risqué sa vie. Déborah a ouvert un chemin, une libération sociale et un chemin de foi. Déborah a donné une vie nouvelle à un petit groupe encore marginal qui prend alors forme et devient un peuple.
Déborah dit au sujet de Yaël : « Bénie soit-elle entre les femmes ! » (Jg 5, 24)
1200 ans plus tard, Elisabeth s’écria au sujet de Marie : « Tu es bénie entre toutes les femmes… » (Lc 1, 42)
Saint Luc adresse à Marie l’antique bénédiction, en lui donnant un caractère absolu (« entre toutes les femmes »). Et c’est bien justifié. Marie de Nazareth a la dignité d’être la Mère de Dieu, et cette dignité rejaillit désormais sur toutes les femmes.
Comme jadis Déborah avait entonné un hymne, Marie chante le Dieu Puissant qui « renverse » ceux qui usurpent le pouvoir pour opprimer les affamés (Lc 1, 46-55), le Dieu qui fait miséricorde de génération en génération sur ceux qui le craignent.
Sévère, évêque de Gabala, bibliste de grande valeur, dans une homélie tenue à Constantinople vers l’an 400 présente Déborah et Yaël (Jg 5,7.12.24) comme des figures de la Mère du Seigneur.[2]
Son être profond est libre et tout orienté vers la libération du peuple. Marie « n’a jamais été esclave de Satan »[3]. Elle se préoccupe du plus petit des hommes « en butte aux dangers et aux misères »[4]et elle est invoquée dans le combat spirituel[5].
Comme jadis Déborah avait rassemblé les tribus pour le combat, Marie a rassemblé les disciples par son espérance. Déborah était appelée « mère en Israël! » (Jg 5, 7) ; Marie est saluée comme « Mère de l’Eglise »[6].
On oublie souvent la dimension sociale et politique de la piété mariale, prenons un exemple. Entre la redécouverte le 2 mars 1917 à Kolomenskoe de « l’icône rouge », c’est-à-dire la Reine du Ciel qui trône avec un manteau de pourpre, puis les apparitions de Fatima et la prière de consécration le 25 mars 1985, le monde fut témoin de la surprenante "Perestroïka" qui mit fin au goulag et aux persécutions en Russie[7].
[1] Nous pouvons voir ces cultes interdits dès le code d’Exode 34 (un des plus anciens, sinon le plus ancien) de même en Ex 22,17-19 et Dt 12,31. Longtemps après, tous les cultes précités seront encore dénoncés par les prophètes (Jr 2,20-24)…
[2] SEVERE, évêque de Gabala, Homélie sur le Législateur, PG 56, 409-410
[3]PIE XII, encyclique Fulgens corona (1953)
[4] VATICAN II, Lumen gentium 61
[5] Saint Louis Marie de MONTFORT, Traité de la vraie dévotion, § 249.252.253
[6] En promulguant la constitution dogmatique "Lumen Gentium" lors du concile Vatican II, le 21 novembre 1964, le pape PAUL VI a déclaré la Vierge Marie "Mère de l’Eglise".
[7] R. LAURENTIN, Les Chrétiens détonateurs des libérations à l’Est, Paris, O.E.I.L. (aujourd’hui De Guibert), 1991, et Comment la Vierge Marie leur a rendu la liberté, id., 1991 (avec une reproduction de l’icône hors texte face à la p. 96) ; Mère Sofia, 189-191 ; Turi, 1988, 397-398.