La constitution d’Israël en tant que peuple a été progressive, avec un processus de généalogisation. Si l’on considère l’Alliance au Sinaï comme étant l’Alliance vécue en tant que peuple, a été un processus aussi lent que la constitution d’Israël en tant que peuple ; cela n’empêche pas qu’un évènement ait marqué un groupe autour du personnage de Moïse et que tous les Hébreux se reconnaissent dans ce récit (et peut-être une occasion de pèlerinage).
La Bible raconte les choses dans un ordre significatif. D’abord divers dons de Dieu qui montre sa sollicitude aimante. Puis, sur la montagne du Sinaï (la montagne, lieu où l’homme se rapproche des cieux, et de Dieu), l’Alliance avec le don de la loi. Avec la loi qui révèle le péché, la possibilité du pardon. Même Moïse s’offre à Dieu pour le pardon du peuple.
Commençons simplement par observer l’Alliance au Sinaï. Nous évoquerons la loi et le pardon ensuite.
L’Alliance au Sinaï est préparée dans la pureté et l’humilité.
Pureté : Le Seigneur dit à Moïse: « Va trouver le peuple et fais-le se sanctifier aujourd’hui et demain; qu’ils lavent leurs vêtements et se tiennent prêts pour après-demain, car, après-demain, le Seigneur descendra aux yeux de tout le peuple sur la montagne du Sinaï » (Ex 19, 10-11). « Moïse descendit de la montagne et vint trouver le peuple qu’il fit se sanctifier, et ils lavèrent leurs vêtements. Puis il dit au peuple: "Tenez-vous prêts pour après-demain, ne vous approchez pas de la femme" » (Ex 19, 14-15). Ainsi, juste avant la première Alliance, les Hébreux eurent à se laver, à être purifiés, avant de pouvoir donner leur Oui à Dieu.
Humilité : le Sinaï est une humble montagne qui contraste avec le mont Hermon et la montagne de Bashân, comme le souligne le Psaume 68,16-17, que le Targum commente ainsi : « Il ne m’a pas plu de donner ma Loi sur les montagnes orgueilleuses et altières. Voici, le mont Sinaï est humble ; la parole du Seigneur a fait reposer sur lui la Shekhinah… »[1]
L’évènement du Sinaï comporte une révélation qui introduit très tôt en Israël la conscience d’une présence divine sanctifiante – D.ieu descend (Ex 19, 20) − et d’une spiritualisation de la vie terrestre− Moïse monte (Ex 24, 19), un certain nombre d’objets deviennent sacrés.
Tous les Israélites, hommes et femmes, furent convoqués par Moïse et par les anciens (Ex 19, 3.7).
Au Sinaï, à la voix de Dieu, transmise par Moïse, le peuple répond avec responsabilité « Ce que le Seigneur a dit, nous le ferons » (Ex 19, 8), mais après avoir entendu le Décalogue, le peuple est bouleversé, il demande de ne plus entendre directement Dieu (Ex 20, 19).
La tradition juive dit constamment que Dieu purifia son peuple de toute faute et de toute infirmité, afin qu’il soit prêt à prononcer son « Oui » au Sinaï. Au temps du Christ, Philon d’Alexandrie[2] dit qu’au désert les Israélites se purifièrent des péchés commis en Egypte et portèrent au Sinaï des vêtements d’une candeur incomparable, reflets de leurs esprits renouvelés. Au 2ème siècle, une autre tradition[3] dit que l’assemblée au Sinaï était comme une épouse devant laquelle l’époux s’exclame : « Tu es toute belle mon amie, et il n’y aucune tache en toi ! » (Ct 4,7). Pour le Talmud Babylonien[4], au Sinaï, le peuple fut délivré de son incontinence sexuelle, et tout était comme si le monde fût revenu à l’innocence des origines[5].
Le Nouveau Testament et la tradition chrétienne s’inscrivent aussi dans le même esprit, et c’est particulièrement clair en ce qui concerne Marie.
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Marie de Nazareth est la toute humble (Lc 1,48), demeurant dans une bourgade sans renommée de Galilée. La tradition pense cependant qu’elle a vécu une intense préparation spirituelle qui a unifié son âme et l’a élevée très près de Dieu[6]. On peut aussi considérer que l’évènement du Sinaï prépare à la médiation du Christ vrai Dieu (Dieu descendu) et vrai homme (homme monté vers Dieu), et à la médiation de Marie en qui Jésus a accompli l’union de Sa nature divine avec la nature humaine. Au moment de l’Annonciation, elle reçoit la descente, l’Incarnation du Fils du Très Haut par l’opération du Saint Esprit. Cependant les Hébreux au Sinaï n’étaient évidemment pas introduits dans ce qui sera révélé bien plus tard.
« Réjouis-toi, comblée de grâce [grec : Kecharitoméné] » (Lc 1, 28). Kécharitoméné est un parfait passif : il dit une action accomplie. Marie est déjà comblée de grâce. La tradition chrétienne et Vatican II qui a actualisé le dogme de 1854 ont compris que Marie a été préparée en vue de pouvoir donner son Oui à Dieu, « sans que nul péché ne la retienne »[7] ; elle est immaculée pour que le « Fiat » de l’Annonciation jaillît plus libre et joyeux, pour qu’elle soit capable de vivre l’Alliance.[8]
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Au Sinaï, YHWH fit Alliance avec son peuple (Exode 19-20). Cet évènement est tellement important que les chrétiens appellent l’Ancien Testament « la première Alliance », tandis que la nouvelle Alliance commence à l’Annonciation.
A Nazareth, la Vierge de l’Annonciation est bien l’héritière de cette première Alliance au mont Sinaï.
Une Alliance est avant tout un dialogue :
Au Sinaï :
« Moïse alla et convoqua les anciens du peuple et leur exposa tout ce que le Seigneur lui avait ordonné,
et le peuple entier, d’un commun accord, répondit : "Tout ce que le Seigneur a dit, nous le ferons."
Moïse rapporta au Seigneur les paroles du peuple. » (Ex 19,7-8)
A Nazareth :
« L’ange entra et lui dit […].
Marie dit alors : "Je suis la servante du Seigneur; qu’il m’advienne selon ta parole !"
Et l’ange la quitta. » (Lc 1, 38)
Au Sinaï, à la voix de Dieu, transmise par Moïse, le peuple répond avec responsabilité (Ex 19,8), mais il est bouleversé, il demande même de ne pas entendre directement Dieu (Ex 20, 19). Dans les commentaires rabbiniques, le dialogue est instauré non seulement entre Dieu et Israël, mais aussi entre Dieu et les autres peuples, et seul Israël accepte ![9]
A Nazareth, à la voix de Dieu, transmise par l’ange, Marie est bouleversée puis répond avec responsabilité[10]. A la suite de Marie, et en elle, les chrétiens disent aussi amen, oui.
Les paroles de Marie lors de l’Annonciation : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole » (Lc 1, 38) mettent en évidence une attitude caractéristique de la religiosité juive. Moïse, au commencement de l’Ancienne Alliance, en réponse à l’appel du Seigneur, s’était proclamé son serviteur (cf. Ex 4, 10 ; 14, 31). Au début de la Nouvelle Alliance, Marie aussi répond à Dieu par un acte de libre soumission et d’abandon conscient à sa volonté, manifestant une entière disponibilité à être la "servante du Seigneur"[11].
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L’Alliance au Sinaï est adressée aux hommes et aux femmes. Tous les Israélites, hommes et femmes, furent convoqués par Moïse et par les anciens (Ex 19, 3.7). A la fin de l’exhortation, « le peuple entier, d’un commun accord, répondit: "Ce que le Seigneur a dit, nous le ferons" » (Ex 19, 8) [cf. Dt 29,9-11 et Dt 31, 11-12].
Remarquons aussi que dans la tradition juive qui commente l’Alliance au Sinaï avec « le peuple entier » (Ex 19, 8), la femme est présentée en position d’égalité avec l’homme ; et il lui est parfois reconnu presque une priorité. Quelques exemples.
Philon d’Alexandrie († 54 après J.-C.) écrit: « Le Père de l’univers proclama les dix Paroles ou oracles… pendant que la nation, hommes et femmes, s’étaient réunis ensemble en assemblée.»[12]
Le Targum palestinien, − de concert avec le célèbre commentaire du livre de l’Exode appelé Mekilta de Rabbi Ismaël sur Ex 19,3 −, affirme que Dieu ordonna à Moïse d’interpeller d’abord les femmes, puis les hommes. Étrange ! Pourquoi Dieu donne-t-il la priorité aux femmes ?[13] Le midrash Rabbah, grand commentaire de l’Exode, répond: « Parce que les femmes sont prêtes à observer les commandements. Un autre motif est celui-ci: pour qu’elles soient aptes à conduire les fils à l’étude de la Torah »[14].
Au début de la nouvelle Alliance, un homme et une femme sont interpellés. Nous venons de lire l’annonce à Marie (Lc 1, 26-38) qui est une Alliance. Il y a aussi l’annonce à Joseph (Mt 1, 18-25), ce Joseph qui pensait d’abord à se séparer de Marie jusqu’au jour où l’ange lui révèle la mission qui lui est réservée.
Grâce donc au « oui » d’une femme (Marie) et au « oui » d’un homme (Joseph) Dieu réalise la Nouvelle Alliance : le fils du Très Haut, le Verbe divin revêt notre chair pour devenir, de la façon la plus sublime, l’Emmanuel-Dieu avec nous, et être désigné comme le fils de Marie (Mc 6,3) ou le fils de Joseph (Jn 1,45).
Sur cette ligne, Jean Paul II écrivit le 15 août 1988 au sujet de Marie : « au début de la Nouvelle Alliance, qui doit être éternelle et irrévocable, il y a une femme : la Vierge de Nazareth »[15].
Et au sujet de Joseph, le 15 août 1989 : « L’homme juste [Joseph], qui portait en lui tout le patrimoine de l’antique alliance, a été lui aussi introduit au début de la nouvelle et éternelle Alliance, en Jésus-Christ »[16].
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Il faut la succession des générations pour dire que le Sinaï et la naissance d’Israël étaient véritablement une œuvre de l’Esprit Saint. Ainsi, l’Histoire humaine est le lieu sacré de la révélation d’un insaisissable partenaire divin : un Autre que l’on découvre pas à pas, ouverts à ses appels. « Je Suis Celui que je serai » a dit le Seigneur à Moïse (Ex 3,14).
Il en est de même dans le Nouveau Testament. La salutation d’Elisabeth, puis la prédication du Christ, sa mort et sa résurrection vont confirmer l’Annonciation qui a initié la nouvelle Alliance.
Il en est de même dans le temps de l’Eglise. Par exemple, c’est seulement quelque temps après l’apparition de Notre Dame de Guadalupe que l’on peut dire : Dieu a agi, un peuple est né, Marie s’est montrée la « mère de l’Eglise en Amérique latine »[17].
© Françoise Breynaert
[1] Targum du psaume 68. Targum = Traduction expliquée de la Bible, au temps du retour de l’exil, vers 400 avant J.-C.
[2]PHILON, Du Décalogue 10.45
[3]Attribuée à Rabbi Siméon ben Jochai († 150 environ après J.-C.) cf. Cantique Rabba 4,7.1
[4] Tradition de la synagogue écrite entre 500 et 750 après J.-C..
[5]Shabbat 145b-146a ; Yebamoth 103b (Rabbi Yochanan † 279, qui semble se faire le porte-parole de Rabbi Siméon ben Yochai, vers 150)
[6] Lire notamment les commentaires de Grégoire Palamas et Nicolas Cabasilas sur la présentation de Marie ou sur l’Annonciation.
[7] VATICAN II, Lumen gentium 56
[8]Au passage, nous voyons comment la méthode « narrative », la méthode « canonique », et l’« Approche par le recours aux traditions juives d’interprétation » sont complémentaires pour éclairer l’interprétation de la Bible. Cf. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Vatican 1993.
[10] Au contraire, il est intéressant d’observer que le Coran ne transmet ni le dialogue d’Alliance au Sinaï ni la réponse de Marie, le récit de l’Annonciation n’y est pas un récit d’Alliance : il est question d’un décret irrévocable de la part de Dieu (Coran, sourate 3, 45-49 et 19, 17b-21)
[11] Dans l’Ancien Testament, la qualité de "serviteur" de Dieu réunit tous ceux qui sont appelés à exercer une mission en faveur du peuple élu : Abraham (Gn 26, 24), Isaac (Gn 24, 14), Jacob (Ex 32, 13; Es 37,25), Josué (Jos 24, 29), David (2 S 7,8), etc.
Les prophètes et les prêtres, à qui est confiée la tâche de former le peuple au service fidèle du Seigneur, sont également des serviteurs.
Le livre du prophète Isaïe exalte, dans la docilité du "Serviteur souffrant", un modèle de fidélité à Dieu dans l’espérance de rachat pour les péchés de la multitude (cf. Is 42, 53).
Certaines femmes offrent également des exemples de fidélité, comme la reine Esther qui, avant d’intercéder pour le salut des Juifs, adresse une prière à Dieu, en se nommant plusieurs fois "ta servante" (Est 4, 17).
[12]Du Décalogue, 32 (introduction, traduction et notes de V. Nikiprowetzky, Cerf, Paris 1965, pp. 54-57)
[13]Dans la recension du code Neofiti et du pseudo Jonathan
[14]Exode Rabbah 28,2 a 19,3. Cf. The Midrash Rabbah…, New Compact Edition in Five Volumes, vol.II, Exodus. Leviticus, The Soncino Press, London-Jerusalem-New York 1977, p. 332
[15]JEAN PAUL II, Lettre apostolique « Mulieris dignitatem » (15 août 1988)
[16]JEAN PAUL II, Lettre apostolique « Redemptoris Custos » § 32 (15 août 1989)
[17] ST JEAN-PAUL II, Discours du 28 janvier 1979