Alors que Jérusalem n’est qu’une petite place forte sur le mont Sion, les premières villes reflétant l’existence d’une administration royale sont celles bâties par la dynastie d’Omri, à commencer par la ville de Samarie, dans ce que l’on appelle le royaume du Nord où prophétisèrent Elie, Amos et Osée.
Au temps du prophète Elie, Omri construit sa capitale, Samarie, sur un territoire acheté aux Cananéens, et il fait appel à la Phénicie pour renforcer sa puissance militaire. Cette alliance est concrétisée par le mariage de son fils Achab avec Jézabel, fille du roi de Phénicie, qui lui apporte en dot le mont Carmel, mais qui apporte aussi le paganisme, de telle sorte développe un mélange entre le culte du Seigneur et le culte de Baal, jusqu’à ce que Baal domine au point qu’Achab construise un temple de Baal dans la capitale, Samarie (1R 16, 32). Quand Achab prend la succession de son père (en l’an -874), l’alliance avec la Phénicie renforce l’influence cananéenne et le Carmel va servir d’abcès de fixation à cette tension.
Tout d’abord, Elie annonce une sécheresse. C’est important ; souvenez-vous, Baal est sensé être la divinité de l’orage et de la pluie, or, c’est Elie qui prie le Seigneur, annonce une sécheresse, puis la fin de la sécheresse. Pendant la sécheresse, Elie se retire au torrent du Kérit, où, il est nourri par des corbeaux qui lui apportent du pain et de la viande (1R 17, 6), comme jadis les Hébreux recevaient providentiellement la manne et les cailles[1]. La sécheresse s’aggravant, Elie se rend chez une veuve étrangère à Sarepta, qui se montre généreuse dans son dénuement ; il multiplie le contenu des jarres (1R 17, 14), mais le fils de la veuve meurt. Il lui dit « donne-moi ton fils », elle lui donne ; il invoque alors le Seigneur pour ressusciter l’enfant.
Advient ensuite la confrontation directe avec le roi Achab. Jadis, le prophète Samuel servait de catalyseur à l’expression communautaire de la foi de tribus encore éparses face à l’influence cananéenne. Maintenant se lève le prophète Elie, mais l’adversaire est le roi d’Israël lui-même ! « Achab convoqua tout Israël et rassembla les prophètes sur le mont Carmel » (1R 18, 20).
450 prophètes demandent au Baal, avec de bruyantes incantations, de faire descendre le feu du ciel sur leurs sacrifices. En vain. Ils se tailladent avec leurs lances - Observons que Baal, comme tous les esprits occultes, qui « occultent » le vrai Dieu, commencent par promettre des choses bonnes (la pluie…) et finissent par demander le sang humain… Les prophètes de Baal finissent par ruisseler de sang (1R 18, 28). En vain.
Elie refuse le Baal et l’attitude magique qu’il inspire. Le contraste est grand : Elie, sereinement et sans s’automutiler, il fait arroser abondamment d’eau son autel, et il invoque le Dieu d'Abraham, d'Isaac et d'Israël. Le « feu du Seigneur » consomma l’holocauste et le bois, en absorbant l’eau. Le peuple se convertit. Sur le Carmel, la résistance à l’esprit de convocation magique atteint un sommet. Le mont Carmel fait écho au mont Sinaï où avait retenti le décalogue « Je suis le Seigneur, ton Dieu, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi » (Ex 20, 2-3).
Elie extermine les prophètes de Baal. Une telle violence peut nous surprendre, mais il faut la situer dans la lente pédagogie divine. La violence d’Elie s’inscrit à la fois dans la loi du talion et dans la loi de l’anathème. La loi du talion (œil pour œil) était déjà un progrès pour contenir la violence ; la reine Jézabel avait tué les prophètes du Seigneur (1R 18, 13), Elie tue les prophètes de Baal (1R 18, 40). La loi de l’anathème ordonne « Tu ne laisseras pas en vie la magicienne » (Ex 22, 17), et donc il faut tuer aussi les prophètes de Baal.
En conséquence de ce carnage qui ne peut que déplaire à Jézabel, Elie est persécuté. Nourri par l’ange de Dieu, il marche 40 jours et 40 nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb. Autrement dit, Elie fait un pèlerinage, une ascension spirituelle, sur le lieu saint où Dieu se manifesta jadis à Moïse. A l’Horeb, Dieu s’était manifesté à Moïse au buisson ardent ; l’Horeb est aussi identifié au Sinaï. Elie va-t-il faire l’expérience d’une théophanie imposante ? Non. Il fait l’expérience de Dieu qui parle dans le murmure d’un silence léger (1R 19,12). Ce silence s’oppose à l’orgueil, à l’incrédulité et à l’apostasie liée au culte de Baal…
C’est aussi un tournant. Jusqu’à présent, les Hébreux étaient habitués à entendre une voix céleste, Dieu « parlait ». Désormais, Dieu parle aussi par le silence. Et Elie se fie à ce silence aussi bien qu’il aurait fait confiance à une parole. Elie reprend force et poursuit sa mission.
Le roi Achab désire la vigne de Nabot à côté de son palais. Ce dernier ne veut pas la lui céder, car il l’a reçu de ses pères. Sous l’influence de son épouse Jézabel, Achab fait mourir Nabot et il prend sa vigne. En cela, il se comporte en roi cananéen. Elie dénonce son péché et Achab fait un jeûne de repentir (2R 21).
La vie d’Elie s’achève de façon mystérieuse puisqu’il est dit qu’Elisée le voit monter aux cieux, vivant, dans un char de feu (2R 2,11).
Elie et Jésus dans les Evangiles.
Dans la tradition juive, Elie était spirituellement invité aux noces, et surtout, il était attendu pour les temps messianiques : « Voici que je vais vous envoyer Elie le prophète, avant que n’arrive le Jour du Seigneur, grand et redoutable » (Ml 3, 23).
C’est à Elie que Jésus fait allusion lorsqu’il se laisse inviter à Cana et annonce les temps messianiques en changeant l’eau en vin, dans les jarres (Jn 2). Et Marie stimule la confiance envers Jésus comme jadis une jeune israélienne encourageait la confiance envers Elysée, successeur d’Elie (2R 5, 4). A Naïm, Jésus ressuscite le fils d’une veuve (Lc 7, 14), comme jadis Elie ressuscita le fils de la veuve de Sarepta. A cause de tels signes, la foule pense que Jésus est Elie (Lc 9, 8).
Mais Jésus est plus grand qu’Elie. Jésus ne confond pas seulement les faux-prophètes, il chasse les démons, dont le prince se dénomme Baalzeboul, et il le fait au prix de son propre sang. Elie apparaît avec Jésus le jour de la Transfiguration pour parler avec Jésus de son Exode à Jérusalem (Lc 9, 28-36), c’est-à-dire de sa mort, en effet, le livre de la Sagesse parle de la mort comme d’un départ et d’un voyage, autrement dit, d’un Exode (Sg 3,2-3). Jésus désigne Jean Baptiste comme étant cet Elie attendu (Mc 9, 11-12), pour signifier que Jean-Baptiste est saisi par l’esprit d’Elie. Tout ceci nous enseigne le sens de la mort de Jésus. Elie n’était pas mort, il avait été ravi dans un char de feu pour rester auprès de Dieu (2R 2,11). Jean Baptiste est mort. Et on a pu penser que Jean Baptiste était ressuscité. Dans la mesure où on croyait que Jean-Baptiste était Elie, on a pu voir dans son martyre le char de feu de sa glorification… Jésus emprunterait-il le même chemin ? C’est ce que semble penser Jésus lui-même, lorsqu’il prie, la veille de sa passion : « Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi » (Jn 17,5), mais, à la différence d’Elie et de Jean-Baptiste, Jésus peut ajouter : « de la gloire que j’avais auprès de toi, avant que fût le monde » (Jn 17,5). La mort de Jésus, qui est plus qu’un simple martyre puisqu’elle accomplit la rédemption, est l’heure de sa glorification.
Elie, et le temps de l’Eglise.
Le mont Carmel est le lieu où Elie affirma l’absolu de Dieu. Aucune idole ne lui est comparable. Aucune technique magique ne peut capter son feu. Dieu est le Dieu vivant qui exige que l’on ne tergiverse pas avec les « Baals »[2].
Dans l’histoire de l’Eglise, le lien entre Elie, le Carmel et la Vierge Marie n’a cessé de s’affirmer. Les idoles en tout genre demeurent, elles sont dans les cœurs, elles sont l’objet d’un combat spirituel dans lequel les ermites et les moines se sont engagés courageusement.
Et c’est pourquoi le patronage d’Elie fut choisi par des Croisés désireux d’une vie de prière, sur le mont Carmel. Quand l’époque des croisades fut révolue, ils rentrèrent en Europe où ils fondèrent l’ordre du Carmel. La Vierge Marie a manifesté sa sollicitude envers cet ordre par une apparition en l’an 1251 à Simon Stock, le général de l’ordre, qui l’avait supplié dans les difficultés institutionnelles ; la Vierge donne alors le scapulaire à l’Ordre du Carmel pour le salut éternel (avec certaines conditions).
La dernière apparition à Lourdes aura lieu en la fête de Notre Dame du Carmel (16 juillet 1856) : Bernadette n’avait-elle pas, elle-aussi, vécu sur les pas du grand prophète Elie ? N’avait-elle pas délivré un message de pénitence et de décision pour Dieu ? Bernadette, comme Elie à l’Horeb, avait appris dès le 11 février à entendre Dieu dans un souffle léger. Elle fut encore traversée par « le silence de Dieu » comme Elie à l’Horeb, notamment le 4 mars 1858, au terme de la « quinzaine » où 8000 personnes attendaient une révélation et où l’apparition ne se manifesta pas. Elle fut persécutée par toutes les autorités en place comme Elie fut persécuté par la reine Jézabel. Et de nouveau elle retrouva le silence de Dieu chez les sœurs de Nevers.
A la dernière apparition à Fatima (13 octobre 1917) l’apparition s’est présentée à Lucie en tant que Notre Dame du Carmel (donnant le scapulaire), comme pour accompagner l’Eglise au seuil d’une période terriblement obscure, sous le joug du matérialisme athée, du communisme, du nazisme, où Dieu semblait se taire au point de sembler mort ; une période où se répandent aussi l’adoration des Baals modernes, qui réclament à leur manière des rites de prostitution et du sang humain.
[1] Où l’on peut lire une préfiguration de l’Eucharistie…
[2] Inspiré des rites Babyloniens, il y avait en Israël des pieux sacrés ou des arbres sacrés sous lesquels avaient lieu des rites magiques ou des prostitutions sacrées (Jd 3,8 ; Jr 3,6 ; 1 R 14,23 etc).