Après avoir présenté le contexte historique, - le récit biblique correspond à un certain nombre d’éléments extra-bibliques-, nous réfléchirons sur l’histoire de ce patriarche, qui est notamment une histoire de pardon. Nous observerons enfin d’autres vertus de Joseph, avec un regard canonique, c’est-à-dire en lien avec d’autres livres de la Bible.
Joseph est le fils d’un berger nomade, Jacob, que la Bible nous présente comme le petit fils d’Abraham. Cependant, il est possible qu’une telle généalogie soit symbolique, comme c’est aussi le cas pour les autres fils de Jacob mentionnés dans la Bible. (Ce qui nous permettrait aussi une datation de Joseph indépendante de celle d’Abraham).
Ceci dit, l’histoire du patriarche Joseph est tout à fait plausible.
Joseph est vendu par ses frères et, en Egypte, il est acheté par Potiphar (Gn 39, 1), le nom de ce dignitaire Potiphar, prêtre de « On », peut s’assimiler à l’expression Padi-Pa-Râ qui signifie "celui qui donne Râ". La ville appelée « On » ne peut être qu’Héliopolis, une ville vouée au culte du soleil (Râ) et qui s’appelait effectivement « Onou ».
Le titre honorifique que Joseph lui-même reçoit du Pharaon (Gn 41, 45), Cophnat-Panéah – ou Tsaphnath-Panéach - signifie vraisemblablement "le dieu a dit qu’il vivrait"[1]. Cette dernière expression contient même une subtilité remarquable qu’ont relevée les égyptologues : sa référence à une divinité anonyme ("le dieu") omet toute déité égyptienne et donc païenne.
L’hypothèse de l’arrivée de Joseph en Egypte à l’époque des Hyksos trouve plusieurs justifications[2].
Nous connaissons les Hyksos par le prêtre égyptien Manéthon, qui composa la première Histoire de l’Egypte au III° siècle avant notre ère (vers l’an 270 avant J-C). Les Hyksos sont des Cananéens qui s’installèrent en Egypte à partir de l’an 1800 avant J-C non pas brutalement comme l’écrit Manéthon, mais progressivement comme le montre l’archéologie[3]. Selon Africanus (160-240), les Hyksos donnèrent des pharaons appelés « Rois-bergers » ou « rois de Thèbes »[4]. Ils dominèrent ainsi l’Egypte pendant environ 150 ans, jusqu’à leur expulsion vers l’an 1550[5].
Un pharaon Hyksos a pu choisir le patriarche Joseph, sémite lui aussi, comme grand Vizir. L’absence d’archives égyptiennes mentionnant un vice-roi nommé Joseph peut s’expliquer par le manque cruel d’informations disponibles sur cette période, censurée par les successeurs et ennemis des Hyksos. Et le fait que ce pharaon ne soit pas nommé par la Bible pourrait s’expliquer par la nécessité de ne pas heurter les Egyptiens qui en ont un mauvais souvenir.
Le premier argument invitant à dater Joseph de cette époque est la somme versée pour la vente de Joseph par ses frères : cent talents d’or (Gn 37, 28). Ce montant correspond effectivement au prix moyen des esclaves lors de la première moitié du second millénaire av. J-C ; il devait monter à deux cents talents à la fin du second millénaire, puis à cinq cents talents au cours du premier.
Un second argument est le fait que le roi d’Egypte permit à Joseph d’aller enterrer son père Jacob en Canaan "avec des chars et des cavaliers" (Gn 50, 9). Or l’introduction du char en Egypte remonte précisément au temps des Hyksos.
On peut ajouter qu’un papyrus conservé au Brooklyn Museum de New-York, daté du règne de Sébekhotep III (fin du Moyen Empire, vers 1740 av. J.-C. environ), établit la liste d’une centaine d’esclaves devant être déplacés. La moitié d’entre eux portent des noms hébraïsants, comme par exemple Menahem, Asher, Haiimi (qui signifie en hébreu "où est mon père ?"), Shepra, Aduna (c’est-à-dire "mon seigneur"), Aqaba (à rapprocher de Jacob) et Iun-er-Tan (qui peut signifier "peut-on rentrer au pays ?"). Plusieurs esclaves portent le titre de "serviteurs sur la maison" (hry-per), qui correspond au rang de Joseph lorsqu’il est désigné par Potiphar "serviteur sur la maison". Des esclaves au nom hébraïsant vers l’an 1740, cela correspond aussi au contexte global du récit de la Genèse.
Il y a aussi le témoignage de Manéthon (IIIème siècle av. J.-C.) qui avance le nom du roi qui aurait connu Joseph : ce serait Apopi Ier, ou Apophis, un souverain hyksos de la XVème dynastie qui régna de 1580 à 1550 environ. Le document, connu indirectement par l’historien byzantin Georges le Syncelle, contient les mots suivants :"Certains disent que ce roi (Apopi) était au début appelé Pharaon, et que dans la quatrième année de son règne Joseph arriva en esclave en Egypte. Il nomma Joseph seigneur d’Egypte et de tout son royaume, dans la dix-septième année de son gouvernement, ayant appris de lui l’interprétation des rêves et ayant ainsi prouvé sa sagesse divine"[6]. Le problème est que Manéthon confond ensuite la guerre d’indépendance égyptienne contre les Hyksos (vers l’an 1570) avec la libération des Hébreux conduits par Moïse, deux évènements incontestablement différents et qui rendent de ce fait l’information très incertaine.
Ce cadre étant posé, entrons dans ce qui nous est dit de la vie de ce patriarche en mettant l’accent sur ce qui éclaire le « berceau » de l’Incarnation et en particulier la figure de saint Joseph.
Joseph a des songes qui lui annoncent un grand avenir mais il est victime de la persécution de ses onze frères, qui le vendent comme esclave à des marchands itinérants. Emmené captif en Egypte, il devient serviteur auprès d’un officier nommé Potiphar. L’épouse de celui-ci courtise Joseph sans succès. Pour se venger de son refus, elle l’accuse faussement et Joseph est jeté en prison. On lui demande alors d’expliquer un rêve du Pharaon. La signification qu’il en donne est celle d’un message prophétique annonçant sept années de récoltes surabondantes suivies par sept années de sécheresse et de crise alimentaire. Le roi élève alors Joseph au rang de premier administrateur du pays pour gérer la crise économique annoncée, tâche dont Joseph s’acquitte brillamment.
Un jour, Joseph retrouve ses frères venus acheter des provisions, il leur fait prendre conscience de leur méfait, puis il leur pardonne et les invite à s’installer durablement en Egypte. En voyant ses frères venir à lui, eux qui avaient voulu le tuer et qui finalement l’avaient vendu, il aurait pu s’épancher en paroles de colère, mais il a eu des paroles brèves et sages. Il a caché un objet dans les bagages, ce qui lui donne l’occasion d’emprisonner Syméon et d’exiger la venue de Benjamin. A ce moment, les autres frères prennent conscience de l’injustice qu’ils avaient commise lorsqu’ils avaient vendu Joseph. Avec très peu de paroles, Joseph a conduit ses frères à comprendre le mal qu’ils avaient fait, à lui-même et à leur père commun. Alors, la paix est devenue possible, dans le sens où la prise de conscience ayant été faite, ses frères ne recommenceront plus. La réconciliation et l’amour renaissent de cette manière. Joseph donne à ses frères et à son père de s’installer en Egypte, avec leurs troupeaux, dans la terre de Goshen.
Le regard de Joseph est un regard de foi : « Voici, en effet, deux ans que la famine est installée dans le pays et il y aura encore cinq années sans labour ni moisson. Dieu m’a envoyé en avant de vous pour assurer la permanence de votre race dans le pays et sauver vos vies pour une grande délivrance. Ainsi, ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, c’est Dieu, et il m’a établi comme père pour Pharaon, comme maître sur toute sa maison, comme gouverneur dans tout le pays d’Egypte » (Gn 45, 6-8).
Cette histoire de pardon se retrouve ainsi dans le livre de la Genèse, aux fondements de l’histoire biblique. Le pardon est un thème majeur, non seulement dans les Evangiles, mais déjà dans l’Ancien Testament.
Il y a une certaine cohérence dans toute la Bible dans la manière de pardonner. Tout d’abord, il y a un travail de vérité avant le pardon, ou en vue du pardon. C’est vrai pour Joseph avec ses frères, c’est vrai pour David averti par Nathan, ou Achab averti par Elie. Le pardon nécessite un travail préalable de lumière, de vérité, d’aveu.
La religion des Hébreux autorise d’abord à se venger proportionnellement, « Œil pour œil, dent pour dent » (Ex 21, 23-25), mais ensuite, il est interdit de se venger. La vengeance est réservée à Dieu (Dt 32, 35). On ne peut pas dire que Joseph se venge ; son astuce, consistant à exiger la venue de Benjamin, est plutôt une manière détournée de faire une réprimande ; en faisant souffrir ses frères il les conduit à une prise de conscience.
Même si les prénoms des frères de Joseph sont pour la plupart liés à l’époque du royaume, et si la « montée en Ecriture » de l’histoire de Joseph se situe probablement au temps du retour d’exil, il n’est pas nécessaire d’imaginer que cette histoire de pardon ait été inventée de toute pièce. Il est au contraire plausible que l’évolution morale de l’ensemble du peuple d’Israël ait été devancée par le comportement personnel de Joseph ; le bon grain portant du fruit au cours des siècles ultérieurs.
Le mal reste un mal. La jalousie meurtrière des frères de Joseph reste un crime. Cependant, la puissance de Dieu est telle qu’elle est capable de renverser les situations et de les transformer en bien. Joseph sauve ses frères de la famine et il reconstruit en eux le bien moral.
Dans l’évangile, Judas a été assez criminel pour vendre Jésus, mais la puissance de Dieu est telle qu’elle a transformé la douloureuse Passion de Jésus en une fontaine d’amour et de vie, de Rédemption. Jésus a perfectionné l’amour : « Ne rendez pas mal pour mal, insulte pour insulte. Bénissez, au contraire…» (1P 3, 9). Mais pour Jésus comme au temps du patriarche, la réprimande qui conduit à la vérité demeure nécessaire au pardon (Lc 17, 3-4, cf. Mt 18, 1).
Poursuivons notre lecture sur d’autres détails de l’histoire de Joseph.
Il y a bien dans l’histoire de ce patriarche une révélation qui est restée dans les mémoires et qui a nourri des générations. Cette révélation ne prend pas la forme d’une promesse (comme c’était le cas pour Abraham) mais plutôt celle d’une sagesse divine qui est un art de pratiquer des vertus.
Le patriarche est pour l’époux de Marie un médiateur vivant. C’est par les vertus du patriarche que saint Joseph est devenu le saint qu’il a été. Ces vertus sont à la fois humaines et théologales dans le sens où elles sont inspirées par la foi. La foi de l’époux de Marie dépasse la foi du patriarche Joseph (il ne s’agit pas d’écraser l’évolution historique sous des allégories), mais elle contient la foi du patriarche Joseph. Saint Joseph assimile la foi et les vertus de son ancêtre par une participation d’amour. L’Ancien Testament est ainsi un berceau de l’incarnation, une lente préparation qui a fait mûrir les vertus qui brillent en saint Joseph jusqu’à l’incandescence. Observons ces vertus :
Le patriarche Joseph est un homme juste et droit (Sg 10, 13-14), de même saint Joseph (Mt 1, 19).
A l’un comme à l’autre Dieu se communique à travers des songes pour leur dévoiler quelque chose de leur rôle dans l’histoire du salut. Avant que le patriarche Joseph entre dans son abaissement, vendu comme esclave, deux songes lui sont donnés comme un gage de la victoire de l’œuvre de Dieu, à travers tout (Gn 35, 5-11). A saint Joseph il est dit : « ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse, car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit Saint » (Mt 1, 20).
L’un et l’autre se révèlent d’une parfaite obéissance. Joseph obéit sans délai à son père qui lui demande d’aller retrouver ses frères, sachant pourtant combien ils lui sont opposés (Gn 37,13). Saint Joseph obéit aussi sans délai à ce qui lui est demandé en songe : « il prit chez lui son épouse » (Mt 1, 24).
L’un et l’autre vont être obligés de partir en Egypte. Le patriarche Joseph y partira vendu comme esclave et il sera ainsi sauvé de la mort dont ses frères le menaçaient (Gn 37,28). Saint Joseph est averti dans un songe de fuir le roi Hérode pour sauver la vie de l’enfant Jésus (Mt 2, 13-14).
Tous les deux sont des « hommes de silence ». Accusé à tort par la femme de Potiphar, le patriarche Joseph se tait. Confronté à ses frères après des années, il opère la réconciliation en très peu de paroles. L’évangile ne rapporte aucune parole de saint Joseph.
Tous deux sont chastes. Le patriarche Joseph est appelé chaste car il a refusé de commettre l’adultère avec la femme de son maître Potiphar (cf. Gn 39,7-20), par la suite, il épouse la fille de Potiphar (Gn 47, 50). Saint Joseph est chaste : « et, sans qu’il l’eût connue, elle enfanta un fils » (Mt 1, 25).
La chasteté de l’un comme de l’autre permet à Dieu de déployer son dessein de salut. Pour le patriarche Joseph : il est accusé faussement par la femme de Potiphar à laquelle il avait résisté, ce qui lui vaut la prison. C’est là que se révèle son don d’interpréter les songes, un don qui lui vaudra d’être appelé auprès de Pharaon. Saint Joseph est appelé à aller plus loin : le fait qu’il se soit effacé devant l’œuvre de l’Esprit Saint en Marie dans la conception de Jésus nous révèle que Jésus, tout en étant appelé « le fils de Joseph », est bien le Fils de Dieu.
En prolongeant le portrait du patriarche, on devine celui de saint Joseph. Nous passons imperceptiblement à une allégorie.
Intelligent et sage :
- Quand le Patriarche Joseph eut interprété les songes de Pharaon, celui-ci déclara : « "Trouverons-nous un homme comme celui-ci, en qui soit l’esprit de Dieu ?" Alors Pharaon dit à Joseph : "Après que Dieu t’a fait connaître tout cela, il n’y a personne d’intelligent et de sage comme toi. C’est toi qui seras mon maître du palais et tout mon peuple se conformera à tes ordres, je ne te dépasserai que par le trône." » (Gn 41, 38-40). A partir de ce jour, Joseph régit donc toute la maison de Pharaon.
- En Joseph de Nazareth aussi l’Esprit de Dieu réside et après que Dieu lui a fait connaître en songe la conception virginale de Jésus et ensuite les mauvais desseins d’Hérode, il n’y a personne d’intelligent et de sage comme lui. Et Dieu le Père peut lui dire : c’est toi qui régiras toute ma maison, je ne te dépasserai que par la divinité.
Beau :
L’Evangile ne nous dit pas si Saint Joseph était beau, mais son "saint patron" de la Genèse avait, en tout cas, belle prestance et beau visage (Gn 39, 6), comme il sera dit plus tard du jeune David. On peut penser que le descendant de David était beau lui aussi.
Affectueux :
- Le patriarche Joseph consola ses frères et leur parla affectueusement (Gn 50, 22). En outre, dans plusieurs passages de la Genèse, on le voit pleurer.
- Joseph, l’artisan de Nazareth, est certainement lui aussi un homme sensible et affectueux, sans cela Dieu ne lui aurait pas confié Jésus et Marie.
Celui qui donne le pain :
- Joseph nourrit l’Egypte, il entretient sa famille. Ce thème revient sans cesse tout au long des chapitres 42, 43, 45, 47, 50 de la Genèse.
- De même, Joseph le Charpentier est celui qui procure du pain et qui pourvoit à l’entretien de Marie et de Jésus. Et, à tous les élus, il a assuré le pain du ciel, nourrissant avec le plus grand soin Jésus-Christ, le pain de nos âmes.
Le Seigneur l’assiste. Joseph attire la bénédiction :
- Le Seigneur étend sa bonté sur le patriarche Joseph, il l’assiste et fait réussir tout ce qu’il entreprend. Joseph attire la bénédiction de Dieu partout où il réside.
- Joseph de Nazareth, lui, n’a pas été appelé à avoir d’enfant né de lui, mais à recevoir une plénitude de paternité : sa postérité étendra ses racines et ses rameaux, telle une vigne plantureuse, jusqu’aux extrémités du monde ; et il attire la bénédiction de Dieu sur tous ceux qui ont recours à lui.
© Françoise Breynaert
[1] Y. VOLOKHINE : "L’Egypte et la Bible : histoire et mémoire. A propos de la question de l’Exode et de quelques autres thèmes". Bulletin de la Société d’Egyptologie, Genève 24 (2000-1).
[2] Nous suivons : http://bible.archeologie.free.fr/hebreuxenegypte.html
[3] Manéthon décrit une invasion brutale de l’Egypte par les Hyksos, mais l’archéologie montre une lente et progressive croissance de l’influence sémite-cananéenne dans l’architecture, les poteries et les rites funéraires à partir de l’an 1800 avant J-C.
[4] http://antikforever.com/Egypte/Divers/Manethon.htm
[5] Expulsion par Ahmès 1er (Amoses) de la XVIII° dynastie.
[6] "Genesis - Genesis 37-50 - The story of Joseph" (bibleandscience.com).