Le cadre archéologique donné pour Abraham situe aussi celui des matriarches, depuis Sarah, épouse d’Abraham, jusqu’à Rachel, épouse de Jacob. Les récits concernant ces matriarches ont été fixés et mis par écrit au cours des siècles, et l’étude de cette « montée en Ecriture » est trop complexe pour être abordée brièvement.
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Sarah enfante un fils alors qu’elle est vieille.
L’histoire qui débute avec Abraham apparaît comme une histoire neuve. A Babel, l’humanité voulait capter le divin. Et ce fut une malédiction. Abraham marche humblement en présence de Dieu, et il reçoit la promesse qu’en lui seront bénies toutes les nations de la terre.
Avec Abraham et Sara advient un nouveau commencement, et peu à peu l’histoire prépare le berceau pour l’Incarnation du Verbe.
La première vertu des matriarches fut l’hospitalité : Sarah accueillant trois visiteurs. Et, avec l’hospitalité, l’ouverture du cœur, et l’humilité devant Dieu qui est le maître de la vie, le donateur de vie. Sarah donne vie à Isaac, alors qu’elle est très vieille.
Ces vertus seront aussi celles de la Vierge Marie : elle accueille l’ange, elle s’ouvre à son message, et se tient humblement devant le Seigneur qui l’a comblée de grâce et veut s’incarner en elle.
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Rebecca fait bénir son fils Jacob à la place de son frère aîné, Esaü.
A travers cette histoire, transparaît tout le mystère de l’amour préférentiel de Dieu pour les petits. David est le dernier de la famille et il est béni. Son prédécesseur, Saül consulte la nécromancienne et méprise les commandements de Dieu. Tandis que le royaume de Samarie fait des alliances politiques, se souille dans le syncrétisme et écrase le droit des pauvres, le royaume de Juda, qui est bien plus petit et sous-développé, est béni de Dieu et accueille les rescapés après la chute de Samarie. Marie n’est pas parmi les gens officiels de Jérusalem, mais elle enfante le messie… Les puissants ne sont pas mauvais parce qu’ils sont puissants (Jésus lui-même est puissant en parole et en miracles !), mais ils sont mauvais quand ils usurpent la puissance de Dieu.
L’amour préférentiel que Dieu porte à Jacob ne s’explique pas parce qu’il est plus jeune, - ou plus rusé et un peu fourbe !-, mais parce que la petitesse ouvre à Dieu. La Vierge Marie « est la première de ces petits dont Jésus dira un jour : "Père, ... tu as caché cela aux sages et aux intelligents et tu l’as révélé aux tout-petits" (Mt 11, 25) »[1].
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Léa et Rachel.
Il est peu crédible de penser que Léa, Rachel, et leurs servantes aient enfanté des enfants dont les noms soient ceux des douze tribus d’Israël. En effet,
1er argument : Nous voyons que les listes de fils de Jacob ne coïncident pas exactement (Gn 29, 30.49 ou Dt 33).
2ème argument : Le prophète Amos (originaire du Sud) ne mentionne qu’Abraham. Osée (originaire du Nord) ne mentionne que Jacob.
3ème argument : Quand la prophétesse Deborah (au Nord) a lancé un appel pour la bataille en Canaan contre Siséra, son chant (Jg 5) ne présuppose pas l’union des tribus, mais il y appelle.
4ème argument : Un certain nombre de « fils » de Jacob ont une appellation typiquement géographique et non pas un prénom connu (exemple : Benjamin).
Beaucoup d’exégètes pensent donc que les douze tribus d’Israël ne sont pas biologiquement fils de Rachel, de Léa, et de leurs servantes, mais que les tribus se sont déclarées telles dans un processus de généalogisation parce qu’elles avaient un Credo commun[2].
Les récits de la Genèse demeurent cependant des récits inspirés.
Il y a une inspiration globale pour unir la généalogie des tribus déjà rassemblées dans un même Credo.
Il y a aussi une inspiration dans le détail des récits.
A ne considérer la Bible que sous l’angle de son intérêt politique, nous passons à côté de certaines richesses qui ne se comprennent que dans la perspective d’un unique Esprit Saint guidant les hommes vers l’accueil de l’Incarnation, ce qui est tout aussi rationnel que l’approche politicienne.
Léa et la perfection de la maternité.
Léa, première épouse de Jacob, après avoir enfanté Juda, son quatrième enfant, cessa d’enfanter (Gn 29,35).
Philon d’Alexandrie († 54) commente[3] : Juda signifie « confesser ou louer Dieu », « il est l’esprit qui bénit Dieu, sans cesse attentif à élever en son honneur des chants de remerciement », il est « le fruit parfait ». Chanter des hymnes au Père de toutes choses est le fruit le meilleur et le plus accompli qui ne soit jamais sorti du sein d’une femme enceinte. C’est pourquoi Léa n’engendre plus, ayant atteint la limite de la perfection.
Avec Léa, nous découvrons que Dieu est aussi Celui qui fonde un émerveillement, il est Celui qui murmure à l’oreille humaine que l’être humain est grand et qu’il comble le cœur d’une mère... Il faudra encore quelques siècles pour que soit écrit le récit de Genèse chapitre 1, où il est dit que l’homme est créé à l’image de Dieu, donc grandiose et toujours mystérieux puisque son essence est en Dieu… Mais avec Léa, la direction est déjà indiquée, et c’est celle de la louange. La Vierge Marie hérite de cette louange.
La virginité de Marie après la naissance de Jésus ne s’explique pas par le fait que le rapport sexuel aurait quelque chose d’impur comme un principe de contamination : dans le dessein originel du Créateur tout est lumineux ! La raison profonde est dans la personne de Jésus. Etre devenu mère et père d’un tel Fils signifie avoir expérimenté l’union avec Dieu dans une pleine mesure et d’une manière qui ne peut se répéter. Marie, après avoir accueilli en son sein le Fils de Dieu, ne pouvait désirer un « plus », un « mieux », un « encore », un « ensuite » dans d’autres enfants[4].
Rachel et la bénédiction du sein maternel.
D’après la Genèse, Rachel enfanta Joseph et Benjamin. Et Joseph engendra Ephraïm et Manassé. Il se peut que cette histoire ait été inspirée pour refléter la généalogisation et l’union dans un même Credo des tribus d’Ephraïm, Manassé et Benjamin dont les territoires sont proches les uns des autres, proches aussi du tombeau de Rachel qui fut d’abord situé près de Gilgal, près du Jourdain, où est commémoré le miracle de la « mer des roseaux » (Jos 4, 23), puis situé près de Bethléem.
Le texte est aussi inspiré dans le détail du récit.
Sentant la mort approcher, le patriarche Jacob bénit ses enfants, il arriva à Joseph, fils de Rachel[5], sa seconde épouse, et dit ces mots : « Bénédiction des mamelles et du sein maternel » (Gn 49, 25).
Le targum palestinien Neofiti reprend la bénédiction de Gn 49, 25 avec ces mots : « Bénis soient les seins qui t’ont nourri et les entrailles où tu as été porté ».
Ce texte biblique, avec la tradition du targum, devient une prophétie de ce qui est advenu pour Marie, lorsqu’un jour :
« Une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit [à Jésus] : "Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés !" » (Lc 11, 27)[6]
Le lien de l’Ancien Testament au Nouveau Testament dépasse la ressemblance littéraire entre deux versets bibliques : ce dont la Vierge Marie hérite, c’est d’un état d’esprit qui est un climat de bénédiction, une onction de l’Esprit Saint qui traverse l’Ancien Testament pourrait-on déjà dire.
© Françoise Breynaert
[1] ST JEAN-PAUL II, Redemptoris Mater § 17
[2]Martin METZGER, Breve storia di Israele, editrice queriniana, Brescia 1985, p. 43-66.
[3]PHILON D’ALEXANDRIE, De plantatione, 135 ; [2] De somniis I,37 ; [3] De plantatione, 135
[4]Aristide SERRA, La Donna dell’Alleanza, Prefigurazioni di Maria nell’AnticoTestamento,Messaggero di sant’Antonio – editrice, Padova 2006, p. 23-25
[5] Après Joseph, Rachel eut pour fils Benjamin dont descend le premier roi messie, Saül.
[6]Aristide SERRA, La Donna dell’Alleanza, Ibid., p. 26-28 et p. 64