La foi biblique conserve le soubassement archaïque d’une foi en un Dieu qui donne la vie, et qui se retire pour que l’homme agisse. L’histoire des religions montre qu’un tel climat de confiance et d’action de grâce qui libère de la peur de mourir a existé chez de nombreux peuples. Dans la Bible, ce climat positif est accru par la proximité de Dieu dans l’histoire.
Mais la foi biblique constitue aussi une rupture, une nouveauté. Dans les mythologies égyptiennes, mésopotamiennes, et cananéennes, voyance et divination sont bien connues. Dans cette expérience d’esprits, d’énergies, l’homme doit négocier, composer avec... Et ce marchandage avec les esprits du cosmos obscurcit la relation à Dieu.
La signification de l’Exode est celle d’une « rupture de totalité » ou rupture avec la tentation de « toute-puissance ». En effet, les commandements donnés lors de l’Exode ôtent progressivement le réflexe de la convocation magique, le « prendre » fait place au « recevoir avec action de grâce » : respect de Dieu, on ne contrôle pas la Source ! Par exemple, la contemplation des étoiles permettait aux Sumériens de prévoir les éclipses régulières du soleil. Mais certains furent tentés de prévoir aussi l’avenir, et de passer ainsi de l’astronomie à l’astromancie et à l’astrologie : ils ont pris les astres pour des dieux ou plus simplement ils sont tombés dans une attitude magique, un désir de puissance (cf. Isaïe 14, 12-15).
En Egypte, la force divine de la magie, auparavant privilège royal hors de tout soupçon, était utilisée par les conspirateurs contre Ramsès III (vers -1200) et devint l’instrument d’agressions arbitraires à la basse époque (après -1100), véritable antithèse de la loi[1]. À la fin de la XXI° dynastie (vers l’an 1000 avant J-C) les oracles d’Ammon régissaient tout, la royauté devint décadente[2].
Au contraire, l’expérience de l’Exode biblique donne l’expérience d’un Dieu vivant qui donne la manne, la colonne de nuée protectrice, dialogue, pardonne, etc.
Le peuple qui fait l’expérience de l’Exode progresse sur un chemin de renoncement aux rites magiques, qui constituent désormais des péchés, c’est à dire une rupture d’alliance envers YHWH. A l’attitude « de convocation », centrée sur le cosmos dont on cherche à capter les forces, s’oppose l’attitude centrée sur les hauts faits de Dieu dans l’histoire, sainte. La piété tend vers le pôle du sacrifice de louange, la magie vers le pôle du maléfice ; la religion tend vers l’adoration, l’offrande et la prière, la magie ne croit qu’à l’efficacité de ses techniques et reste un pur mécanisme opératoire.
A l’interdit de la divination (Exode 22, 17 ; 1Samuel 28, 9), s’ajouteront rapidement l’interdit d’enfreindre le jeûne (1 Samuel 14) et l’abstinence (2 Samuel 11), c’est-à-dire qu’il faut renoncer aux rites magiques sensés attirer la victoire en temps de guerre. Dans le livre du Lévitique 20, 1-7, un texte qui s’adresse aux israélites ou à ceux résidant en Israël, il est aussi question des sacrifices au Molek ou Molock (sacrifices d’enfants), et de la nécromancie (s’adresser aux spectres). Etant donné qu’il y a eu plusieurs allers retours en Egypte depuis le temps d’Abraham et à chaque sécheresse, il est peu important de considérer si la rupture avec la magie se situe vis-à-vis de l’Egypte ou vis-à-vis de Canaan.
Les Hébreux ont osé quitter le mythe dominant (égyptien). Progressivement, Israël ose être différent des autres ; il n’en a plus un sentiment de culpabilité, bien au contraire, imiter les comportements des païens est compris comme étant un péché obscurcissant sa foi.
L’Exode a consisté à passer de la culpabilité d’être différent (des Egyptiens) à une dynamique d’Alliance mais aussi de péché et de pardon. L’histoire d’Alliance est presqu’immédiatement une histoire de péché et de pardon. Moïse redescend de la montagne, le peuple est déjà autour d’un veau d’or… Il faut remarquer que le péché est bien moins lourd à porter que la culpabilité psychologique d’être non-conformiste car le péché est vécu à l’intérieur d’une relation d’Alliance avec un Dieu vivant. Dieu pardonne aux croyants et il les encourage sur son chemin par divers miracles et victoires. « Dieu de tendresse et de grâce, lent à la colère et plein de miséricorde et de fidélité » (Ex 34, 6).
L’Exode rend plus fort, et progressivement indifférent vis-à-vis de ce qui pourrait donner un sentiment d’infériorité, ce qui est une culpabilité fausse et inutile. L’Exode fait naitre un autre sentiment, le désir de tout faire pour ne pas obscurcir la relation avec le Dieu vivant, pour ne pas perdre la grâce de l’amitié avec le Dieu vivant, El Shaddaï, YHWH, le Seigneur.
Le livre des Nombres nous décrit un très long chemin géographique entre Ramsès en Egypte et les steppes de Moab (Nb 33). Le livre du Deutéronome (Dt 1) nous explique en effet, qu’après avoir eu peur d’entrer en Canaan, Dieu fit retourner son peuple au désert pendant une génération entière. Nous avons compris que plus qu’un trajet matériel, la Bible veut nous parler d’un trajet spirituel, la rupture avec l’attitude magique. Et ce trajet, le peuple ne l’a pas réalisé d’un seul coup, ni même en 40 ans au désert. Ce très long chemin va durer jusque l’an 700 avec Ezéchias et jusque vers l’an 600 avec Josias puis l’exil à Babylone.
Inspirés des rites babyloniens, il y avait en Israël des pieux sacrés ou des arbres sacrés sous lesquels avaient lieu des rites magiques ou des prostitutions sacrées. Les gouvernements du royaume de Samarie furent toujours plus ou moins syncrétistes. Dans le royaume de Jérusalem, il y eut de l’idolâtrie au temps de Salomon (1R 11, 5.33), de Roboam (1R 14,23), de Manassé (2R 21, 2-6), et encore même après la réforme de Josias.
Pour nous approcher du réel cheminement historique, nous pourrions comparer la foi en YHWH et le rejet de l’idolâtrie à un champ dans lequel on a semé du blé d’hiver et que l’on vient désherber au début du printemps. La semence de la foi en YHWH a été reçue par Moïse à l’Horeb (on pourrait même dire dès le temps d’Abraham). Au lieu de capter le divin comme dans la civilisation sumérienne par de grandes tours appelées ziggurat, Abraham a reçu une promesse, gratuitement. Le renversement de perspective est complet, c’est un nouveau paradigme. Au lieu de capter le divin par la divination et la magie, Moïse apprend au peuple à recevoir de Dieu au désert la manne et l’eau du rocher.
Ainsi, Abraham ou Moïse ont vu une attitude religieuse nouvelle, et quelques-uns de leurs descendants l’ont vue eux aussi (David, Nathan, Ezéchias, Josias…) mais la plupart des Hébreux ont mis des siècles à le voir et à l’intégrer dans leur comportement. Alors les mauvaises herbes ont envahi le terrain ensemencé… Ce qui explique les cultes aux idoles avec des sacrifices d’enfants et des prostitutions prétendues sacrées au temps de Roboam et jusqu’au temps de Manassé et d’Ezéchiel ! Comme on désherbe le blé, les prophètes tenteront d’arracher ce qui empêche la croissance de la nouvelle attitude religieuse. Ils ne font pas que désherber, on pourrait dire aussi qu’ils arrosent et augmentent la belle et nouvelle révélation. Ainsi, nous avons d’abord l’action des Juges (cf. Gédéon et Samuel), puis de prophète Elie (1R 18), puis d’Osée, mais les gouvernements de Samarie ne tentèrent pas d’établir un culte unique et centralisé. A Jérusalem, Jérémie (Jr 3,6) accompagne la réforme du roi Josias qui tente d’établir un culte unique à YHWH (2R 23, 4-7).
En bref, on peut parler de l’Exode comme étant une sortie d’Egypte accompagnée d’un cheminement spirituel écartant vigoureusement l’attitude magique, mais il faut avoir conscience que ce langage est un résumé simplifiant un processus très lent, à la fois au plan matériel et au plan spirituel.
Egyptiens et Cananéens « se souillaient » dans des rites magiques. Les Hébreux ont la force de se distancier des mythes et des rites magiques de leurs voisins. La question est de savoir d’où leur vient cette force.
Pour évoquer la foi en YHWH, l’écrivain biblique ne s’appuie pas seulement sur des miracles tels que celui des cailles (vols d’oiseaux migrateurs fatigués ?), de la manne (des graines de coriandre apportées par le vent dans le creux des rochers ?) ou de l’eau du rocher (des résurgences ?). L’écrivain biblique parle aussi d’une parole personnelle adressée à tel ou tel personnage. YHWH n’est pas seulement le « Dieu de la steppe (El Shaddaï) », ni le « Dieu de tel ou tel miracle », il est le « Dieu de nos pères » (Dt 26, 5-9).
Certes, le miracle, la victoire et la délivrance donnent au peuple l’assurance d’avoir suivi le bon chemin : éviter la magie et l’idolâtrie et se tourner vers le Dieu de l’Alliance. Mais, force est de constater que les « victoires » sensées confirmer le peuple dans son Credo sont assez modestes, ambigües, et ne sont pas permanentes.
Modeste est le miracle de la mer puisqu’il n’a pas concerné des centaines de milliers de fuyards.
Modestes sont les victoires sur les cités cananéennes puisque leur destruction a bien d’autres causes que d’éventuelles bandes d’Hébreux.
Ambiguës certaines victoires : Ezéchias se vantait que sa pureté religieuse avait amené la protection miraculeuse de Jérusalem, Manassé au contraire semble avoir pensé que la cessation du culte aux Baals ait provoqué la dramatique destruction de la Shefelah et de ses villes (Lakish…), et il aurait donc pensé bien faire en redoublant dans les cultes païens (2R 21, 2-6).
Ainsi, si un certain nombre d’évènements ont certainement fortifié le Credo, il semble insuffisant de ne fonder le Credo que sur un concours d’évènements favorables.
J’insiste sur un point. Les évènements matériels seraient vides de révélation sans une parole qui les accompagne, sans un contact de certaines consciences humaines avec une réalité qui est au-delà de la matière où se jouent les évènements (cf. Avant-propos).
A côté des évènements que tout un peuple expérimente, il y a quelques personnages qui vivent des rencontres plus personnelles avec le Dieu vivant. A partir du témoignage (la « prophétie ») de tels personnages, le peuple sait interpréter les évènements comme source de révélation. La Bible raconte qu’il y a non seulement « quelque chose qui nous fait survivre et être vainqueur » mais il y a un évènement de révélation d’un Dieu personnel qui parle à des personnes, après Abraham, Moïse, et des prophètes tels qu’Osée, Elie, Isaïe...
Moïse comprend que la magie dans laquelle s’enfonce l’Egypte n’est pas l’attitude religieuse convenable. L’Alliance « au Sinaï » dont il est le médiateur confirme le nouveau paradigme déjà perçu à sa façon par Abraham.
Or, un nouveau paradigme, comme dans le domaine scientifique, c’est « une reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements, reconstruction qui change certaines des généralisations théoriques les plus élémentaire de ce secteur […] Quand la transition est complète, les spécialistes ont une tout autre manière de considérer leur domaine, ses méthodes, et ses buts »[3]. Mais avant que le nouveau paradigme ne soit accepté, il est tout à fait normal qu’il y ait beaucoup de résistance et que l’on aille même jusqu’à oublier la nouveauté de ce qui a été vu.
Voici un exemple extrabiblique qui nous fait comprendre la difficulté : « En Juillet 1054, une étoile explosa et devint pendant quelques jours la plus brillante dans le ciel. Les astrologues occidentaux qui scrutaient les cieux l’avaient forcément remarquée. Pourtant, aucune trace, aucun témoignage n’en subsistent. Car l’idée dominante à l’époque était le paradigme aristotélicien qui affirmait que les cieux étaient immuables. Malgré sa visibilité, une telle « anomalie» était donc impensable pour les intellectuels de l’époque, qui l’ont pourtant vue mais se sont dépêchés de l’oublier. Il fallut donc aller consulter les Chinois, qui, eux, étaient ancrés dans un tout autre paradigme – admettant des changements célestes – pour connaître la date exacte de l’explosion de ce qui est aujourd’hui la nébuleuse du Crabe »[4].
Qu’est-ce qui fait que le nouveau paradigme est reconnu comme étant vrai ? C’est là tout le mystère de la conscience humaine. Or ce n’est pas seulement Dieu qu’il ne faut pas enfermer dans une logique humaine, c’est aussi la conscience humaine qu’il ne faut pas réduire à la logique.
Par exemple, même si les Hébreux que leur Dieu ne faisaient pas d’eux des gens aussi riches que les habitants de grandes cités de leur temps, les Hébreux pouvaient « voir » que YHWH étaient le vrai Dieu. Autre exemple, même si Josias savait que la protection miraculeuse de Jérusalem au temps d’Ezéchias avait été accompagnée de la ruine de l’arrière-pays qui constituait l’indispensable grenier, Josias pouvait continuer de croire que le Dieu en qui Ezéchias avait mis sa confiance était le vrai Dieu.
C’est une question de conscience et non pas de logique. C’est une question de sagesse, au sens étymologique où la sagesse goûte la saveur de Dieu, et la saveur de YHWH n’est pas la même que celle des idoles qui exigent des sacrifices d’enfants et conduisent à des rites de prostitution !
La tentation de la magie existe encore dans le Nouveau Testament. Après la résurrection de Jésus, le magicien Simon veut acheter à l’apôtre Pierre le pouvoir de faire des miracles. Pierre le reprend très sévèrement (Ac 8, 9-25).
Les évènements, aussi miraculeux soient-ils, ne suffisent pas à la foi. Dans le Nouveau Testament, comme dans l’ancien, la foi est une question de conscience et non pas de logique. C’est une question de sagesse, au sens étymologique où la sagesse goûte la saveur de Dieu.
Quitter l’attitude magique est un enseignement constant de l’Eglise. Les rites chrétiens, la messe par exemple, n’est pas un rite magique. Ce n’est pas une sorte de technique pour obtenir une guérison. Jésus certes veut nous guérir, mais notre attitude doit être celle de la prière et non pas celle d’un initié à la magie.
Plus proche de nous, on pourrait par exemple évoquer l’apparition de Notre Dame de Guadalupe en 1531 au Mexique. La conquête espagnole était angoissante pour les Aztèques, non seulement au plan social, mais au plan religieux. Ils pensaient avoir pour fonction d’offrir des sacrifices humains sans lesquels le soleil ne se lèverait pas. Et voici qu’avec la conquête espagnole, il n’y avait plus de sacrifices humains et pourtant le soleil continuait à se lever. Leur fonction sacrificielle, les millions de sacrifices humains, tout cela n’avait servi à rien ! La dépression des Aztèques était inconsolable… Toutes leurs valeurs religieuses s’effondraient.
Advient alors l’apparition de Guadalupe. Elle se présente comme la Mère de Dieu dans un langage symbolique que les Aztèques et les Indiens peuvent comprendre ; elle assume ce qu’il y avait de positif dans les valeurs religieuses Aztèques, tout en les conduisant vers la nouveauté chrétienne. Les mythes anciens s’estompent. Les hommes sont libérés de tout ce qu’il y avait de cruel et d’oppressant dans ces mythes anciens. Une révélation nouvelle est donnée, qui illumine les pierres d’attentes… Autrement dit, Marie fait parcourir aux Aztèques un seuil comparable à l’Exode biblique.
© Françoise Breynaert
[1] Erick HORNUNG, Les dieux de l’Egypte, le Un et le multiple. Éd. Le Rocher, 1986. p.192 -193.
[3] Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris 1983, p. 124
[4] Jean STAUNE, Notre existence a-t-elle un sens ? Presses de la renaissance, Paris 2007, p. 40