On peut croire en un créateur qui n’est plus provident : le dieu-horloger ou le dieu-cause-première des philosophes, mais on ne peut pas croire qu’un Dieu soit « provident » sans finalement croire qu’il soit « créateur ». Parce que pour pouvoir être « provident », il faut être le maître, et pour être le maître, il faut être l’auteur. Israël commence par faire l’expérience d’un Dieu « provident ». Par exemple, au temps de Déborah : « YHWH (Adonaï), quand tu t’avanças des campagnes d’Edom, la terre trembla, les cieux se déversèrent, les nuées fondirent en eau. Les montagnes ruisselèrent devant YHWH, celui du Sinaï » (Jg 5, 4-5). Dieu est provident, parce que c’est lui qui a créé, comme le dit Amos : « Car c’est lui qui forme les montagnes et qui crée le vent » (Am 4, 13, cf. 5, 8 ; 9, 5). Cependant, nous devons observer que la foi en Dieu provident-créateur s’est longtemps accompagnée d’une croyance en l’existence des « dieux des nations » (Ps 81, 10). Ce n’est qu’avec le prophète Isaïe qu’il est clairement affirmé que les idoles n’existent pas, Adonaï sera donc défini comme le créateur de l’univers (Is 51,13).
Il y a ensuite une manière de dire que Dieu créé : les récits de Création reflètent les acquis spirituels et théologiques du peuple. Ce qui est premier, ce n’est pas le récit de Genèse 2-3, c’est l’expérience d’un peuple que Dieu aide et invite à prendre des distances vis-à-vis de l’attitude magique, et donc vis-à-vis des idoles.
Nous avons évoqué la sanctification du peuple à travers une prise de distance vis à vis des marchandages occultes magiques, et à travers la pratique des dix paroles (décalogue). Dieu s’est révélé Sauveur, un Dieu personnel, Adonaï qui fait Alliance. Le peuple a répondu à l’appel du Seigneur.
Un texte condense tout cet acquis dans un récit de création, c’est-à-dire un récit expliquant le fondement de la vie et son sens.
Les croyants qui ont fait ce récit vivaient en bordure du désert entre l’Egypte et Canaan, c’est pourquoi ils écrivent : au commencement, il n’y avait pas d’herbe, c’était le désert... Adam est pris et mis dans un jardin comme Israël avait été pris du désert (époque semi-nomade) et placé sur sa terre (époque de la sédentarisation).
« Il n’y avait encore aucun arbuste des champs sur la terre et aucune herbe des champs n’avait encore poussé, car YHWH Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. Toutefois, un flot montait de terre et arrosait toute la surface du sol. Alors YHWH Dieu modela l’homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant. YHWH Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé.» (Genèse 2, 4-8)
En ce temps reculé, les Hébreux pensaient que chaque peuple avait ses dieux, mais ils avaient compris qu’ils devaient éviter les cultes magiques des Baals (qui étaient vénérés dans cette région et qui comportaient des prostitutions sacrées et des sacrifices d’enfants), ainsi, dans le récit de Création, il est dit à Adam et Eve de ne pas manger de l’arbre du milieu du jardin...
L’Alliance conclue sur le mont Sinaï (Exode 19) fut comme la naissance d’Israël en tant que peuple de Dieu. Elle apparut comme l’archétype de la Genèse même du genre humain aux origines du monde, fondée sur un code d’Alliance[1].
Genèse 2 nous montre le paradoxe de la fragilité et de la grandeur humaine :
- L’homme (générique) est fragile parce qu’il est modelé de la glaise.
- L’homme (générique) est grand parce qu’il vit du souffle de Dieu.
- L’homme (générique), qui travaille et enfante, reste en dépendance de Dieu.
Le « septième jour », dans un récit qui prolonge le premier (Genèse 1) et que l’on peut lire sans le séparer du premier, il est dit « Il n’est pas bon qu’Adam soit seul » (Gn 2, 18). La Genèse semble alors nous raconter la formation de la femme « Isha » vingt ans après celle de l’homme « Adam » (Gn 2, 18-25), il s’agit donc obligatoirement d’un récit symbolique. Formée à partir du côté d’Adam (de l’intériorité profonde), elle lui est présentée (pour qu’il puisse la voir) : autrement dit, la Genèse nous raconte qu’il a fallu que le Créateur montre (révèle) à l’être humain ce qui le constitue comme être humain (intérieurement).
Avant cela, on nous dit que l’homme nomme les animaux (Gn 2, 19), mais il n’y trouve pas d’aide. Cela signifie qu’Adam reconnait dans les animaux certaines puissances de son propre psychisme[2], mais aucun animal n’aide Adam à reconnaitre sa propre humanité ! Rien ne peut faire prendre conscience à Adam de ce qu’il a reçu de la divinité, cette haleine de vie (« Neshamah ») différente de celle des animaux (nefesh). Et par conséquent, aucun animal ne peut aider l’homme à gouverner le monde avec sagesse.
C’est alors que YHWH (le Seigneur) plonge l’homme dans un sommeil (il empêche l’homme de combler par sa propre imagination ce manque).
Avec le côté de l’Homme, YHWH construit « Isha » (Gn 2, 22), pour aider l’être humain (homme et femme) à gouverner le monde. Il n’est pas dit que cette femme-Isha soit créée : en hébreu, c’est le verbe « banah », construire : elle n’est pas une « création », mais un acte de la « providence » divine. Le récit est symbolique. L’intériorité profonde d’Adam est comme projetée à l’extérieur pour qu’il puisse en prendre connaissance : YHWH lui rend possible la connaissance de ce qui le constitue comme être humain.
La formation de « Isha » est une révélation : Dieu donne à Adam une information qui ne lui était pas accessible par le processus de la connaissance ordinaire. Pour accéder à cette révélation, il faut un nouveau mode de connaissance qui est proprement l’acte de foi.
Et l’être humain (Adam) reconnait Isha comme « l’os de ses os et la chair de sa chair », c’est-à-dire comme sa propre intériorité et sa vie. A ce stade du récit, « Isha » n’est pas la femme mariée à un homme appelé « Ish » : elle est l’aide en tant qu’intelligence inspirée, qui est dans l’homme la forme la plus haute de la vie. C’est elle qui peut recevoir la parole divine quand l’homme s’éveille à la Foi. C’est l’intériorité de l’intériorité, capable non seulement de gouverner, mais d’écouter Dieu pour gouverner selon la sagesse divine, comme les sages l’expliqueront clairement plus tard : « C’est elle [la Sagesse] qui protégea le premier modelé, père du monde, qui avait été créé seul, c’est elle qui le tira de sa propre chute et lui donna la force de devenir maître de tout » (Sg 10, 1-2). Par la suite, la femme concrète deviendra le signe de « Isha », la femme-Sagesse.
Adam n’a pas accès à l’arbre de la connaissance bonne et mauvaise, mais son usage de l’intelligence sera juste et bon s’il écoute ce qui vient de cette « femme-sagesse ».
Genèse 3 fait intervenir le serpent et lui donne le rôle d’un animal démoniaque qui trompe l’homme (le livre de la Sagesse l’identifiera à Satan Sg 2, 24).
C’était en Israël le symbole redoutable d’une religiosité étrangère. En effet, le serpent était lié chez les Cananéens aux divinités de fécondité et au symbole phallique, signe de fertilité et de vie, mais aussi attribut des divinités guérisseuses. En Egypte, le cobra, debout et parlant, était le symbole de la déesse Renenutet, déesse de la végétation et de moisson, et, en tant que telle, personnification de bonheur et de bénédiction, mais aussi d’un savoir mystérieux et d’une puissance magique. Nehushtan, le serpent d’airain du Temple de Salomon était un autre reptile symbolique, objet d’un culte cananéen de guérison, il était encore honoré comme symbole de Baal au temps du roi Ezéchias qui le détruisit (2R 18, 4). Dans la mémoire d’Israël, il est réduit à n’être qu’un mémorial d’un fléau repoussé (Nb 21, 4-9)[3]. Mais il faut attendre le livre de la Sagesse pour identifier le serpent de la Genèse à Satan (Sg 2, 24).
En Genèse 2, 25, on nous dit qu’Adam et Eve étaient « ’Arum », ce que l’on traduit par « nus », mais le mot a aussi le sens de « sage ». En Genèse 3, 7, après la chute, ils ont honte d’être « ’Arum ». Y-a-t-il une sagesse qui rend honteux ? La nudité honteuse provient de la négation de l’arbre de la connaissance révélée, inaccessible par nature à l’intelligence humaine et de son remplacement par un essai de connaissance divine par expérimentation et calcul (analogie et logique) à la manière des autres connaissances, connaissance bien vite habillée et occultée... « Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal » (Gn 3, 5). Les yeux se sont ouverts, mais non pas pour exalter l’homme, mais pour le faire sortir du jardin, limiter l’homme à la connaissance technique, et finalement magique. L’homme, désormais sans orientation, est à la fois un surhomme (Nietzsche) et un être-pour-la mort (Heidegger), réduit à l’animal ou à la machine, il est nu, sans gloire ni sagesse.
- La racine du péché, c’est la déformation de l’image de Dieu.
- Le serpent, le Rusé détruit la relation à Dieu.
- Le serpent, le Rusé, détruit la relation aux autres : auparavant, l’autre était « l’os de mes os » (un cadeau génial !), maintenant l’autre est accusé et il devient comme l’Adversaire : « nu ».
Après le péché,
- Dieu maudit le serpent (le Diable) : Gn 3, 14.
- Dieu maudit le sol, la terre : Gn 3, 17.
Mais Dieu ne maudit pas l’humanité, au contraire, il donne une tunique de peau à l’homme et à la femme (Gn 3, 21).
Après l’Alliance dans le jardin de la Genèse, Adam et Eve désobéirent et leur rapport, auparavant harmonieux, se disjoint mais une espérance est donnée :
« Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. » (Gn 3, 15)
Ce récit de création reflète l’histoire d’Israël avec sa succession d’Alliances, de péchés et de reprise d’Alliance : après le Sinaï il y eut le péché du veau d’or, mais après le péché de David avec la femme d’Urie, il y a Salomon ; après l’unité à Sichem, il y eu la séparation du Nord et du Sud, Jéroboam fit deux veaux d’or, mais après les péchés de Manassé, il y a la réforme de Josias et l’oracle de Sophonie « réjouis-toi, fille de Sion »…
Genèse 3, 15 présente trois traductions possibles :
- Le texte hébraïque (et la Bible de Jérusalem) dit : « Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. » (Gn 3, 15). Celui qui écrasera la tête du serpent ne sera pas la femme mais sa descendance, ou son lignage. Qui est cette descendance : Une collectivité ? La descendance de la maison de David ? Un individu ? Les réponses sont hésitantes.
- La version grecque de la Septante (3ème ou 2ème siècle avant J-C) atteste clairement l’attente d’un messie personnel. En effet, elle traduit Gn 3,15 : « Il t’écrasera la tête » et le pronom grec « il » est masculin bien qu’il soit rapporté au substantif « descendance » qui en grec est neutre (tà sperma). Il aurait fallu le pronom neutre[4]. Ce manque de concordance est volontaire, il veut signifier que le messie sera un individu, une personne unique, et non pas un peuple de façon générale.
- Dans la même période, un Targum (traduction commentée de la Bible) traduit Gn 3,15 avec une paraphrase, c’est-à-dire avec des additions libres :
« Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre les descendants de tes fils et les descendants de ses fils. Et il arrivera que lorsque les fils de la femme observeront les préceptes de la loi [de Moise], ils te prendront pour cible et ils t’écraseront la tête. Quand par contre ils oublieront les préceptes de la loi, toi tu leur tendras un piège et les mordras au talon. Cependant, pour eux il y aura un remède, alors que pour toi il y n’aura pas remède. Ils trouveront un remède [?] pour leur talon le jour du roi messie. »[5]
La « descendance » de la femme est alors interprétée au sens collectif (le peuple) et personnel (le messie) en même temps. La victoire du peuple contre les pièges du serpent deviendra irréversible lors de la venue du messie. En pratique, la femme de la Genèse et sa descendance s’identifient avec le peuple élu et avec son messie. Nous ne sommes pas loin du message d’Apocalypse 12, 9 où la femme et sa descendance sont en lutte contre Satan et en sont victorieux.
Si l’Ancien Testament révèle une histoire d’Alliance qui élève l’homme au rang d’un partenaire d’Alliance, quelle est la vraie nature de l’homme ? N’est-il pas appelé vivre de la vie divine ?
De plus, si toute l’histoire d’Alliance est tissée d’infidélités, il faut bien admettre que la vraie nature de l’homme n’a pas encore été perçue. L’Ancien Testament aspire donc secrètement à la révélation de l’Homme, au-delà du masque du péché. Il doit s’agit d’une révélation dans l’histoire, cette histoire marquée par le péché, et cette révélation doit passer par véritable homme, non pas un grand homme, mais l’Homme, du lignage de la femme, né d’une femme, un « fils de l’homme ».
Il n’est pas anodin que Jésus ait voulu s’appeler simplement « Fils de l’homme », certes, l’expression vient, comme nous le verrons, de Daniel, mais l’expression répond à cette question déjà présente en Gn 2-3 et dès lors qu’il y a une histoire d’Alliance et de péché. Jésus montre l’Homme et répond à la question laissée ouverte par cette histoire d’Alliance encore obscurcie par le péché (que seuls les chrétiens appelleront péché originel).
Mais n’allons pas trop vite. Le chemin a été long. Observer tout de suite l’évolution de la pensée sur Genèse 2-3 et le péché originel peut cependant nous aider, justement, à ne pas projeter des théologies ultérieures sur l’époque que nous sommes en train d’étudier, mais à bien percevoir qu’il y a une évolution, des seuils de la foi.
Le récit de Genèse 3 reflète l’histoire de l’Alliance suivie du péché telle qu’elle est racontée dans l’Exode, ou les livres historiques des Juges, de Samuel ou des Rois. Toute cette époque est encore un temps de maturation de la conscience du péché. Il faut Nathan ou Elie pour aider David ou Achaz à prendre conscience de leur péché.
De plus, longtemps, le péché est vécu collectivement et la conscience de responsabilité personnelle est très pâle. Il faudra attendre les prophètes Jérémie et Ezéchiel pour que murissent la notion de péché personnel et l’attente d’une purification des cœurs par les prophètes de l’exil, c’est seulement ensuite que pourra émerger une idée qui ressemble à celle d’un péché originel.
« Il n’est pas d’homme juste sur la terre qui fasse le bien et ne pèche pas » (Qo 7, 20). Cette affirmation du sage suscite une question : qu’est-ce qui empêche un homme de préserver sa rectitude ? A la suite du Qohelet, certaines traditions juives presque contemporaines du Christ développent l’idée d’un mauvais penchant. Par exemple, selon le Tanna Rabbi Néhémiah : le mauvais penchant aurait été extirpé au Sinaï au moment de l’accueil de la loi, il aurait été réactualisé par une plainte du peuple, et il attendrait d’être extirpé dans les temps à venir.
« Lorsque Israël entendit : Tu n’auras pas [d’autre dieu], le mauvais penchant fut extirpé de leur cœur.
Puis ils vinrent à Moïse et lui dirent :
Moïse, notre maître, soit un émissaire entre nous, selon les mots : Toi parle avec nous, et nous entendrons. Pour quelle raison devrions-nous mourir ? Quel avantage y aura-t-il à ce que nous périssions ?
Aussitôt le mauvais penchant reprit sa place.
Ils retournèrent alors à Moïse et lui dirent :
Moïse, notre maître, ne peut-il se révéler à nous une seconde fois, que ne peut-Il m’embrasser des baisers de sa bouche... !
Il leur répondit :
Cela ne se produira pas maintenant, mais dans les temps à venir, selon les mots : Et je retirerai de votre chair le cœur de pierre (Ez 36, 26). »[6]
L’idée du « mauvais penchant » pourrait préparer la notion de péché originel, mais ce mauvais penchant pourrait aussi être compris comme une tendance au mal qui serait insurmontable, et donc un déterminisme (− une idée reprise par les réformateurs protestants et rejetée par le Concile de Trente en 1546). Au contraire, l’Evangile montre toujours l’homme en situation d’exercice d’une volonté libre et forte. Jésus demande « veux-tu » ? Il n’y a pas de déterminisme. Judas étais libre de faire croître ses mauvaises tendances, jusqu’à ce que Satan n’entre en lui, quand l’heure fut venue.
L’idée d’une nature déchue n’a pu apparaître clairement que lorsqu’est apparue une nature restaurée par le Christ qui offre un salut que les hommes sont libres de recevoir ou pas (il n’y a pas de déterminisme). « La doctrine du péché originel est pour ainsi dire "le revers" de la Bonne Nouvelle que Jésus est le Sauveur de tous les hommes, que tous ont besoin du salut et que le salut est offert à tous grâce au Christ » (CEC 389).
Depuis saint Augustin, l’Eglise a parlé de la « transmission » du péché originel (CEC 408), de sorte que par « péché originel » il faille entendre un « état déchu » et non pas seulement l’actualisation d’un mauvais penchant par un acte personnel :
« En cédant au tentateur, Adam et Eve commettent un péché personnel, mais ce péché affecte la nature humaine qu’ils vont transmettre dans un état déchu[7]. C’est un péché qui sera transmis par propagation à toute l’humanité, c’est-à-dire par la transmission d’une nature humaine privée de la sainteté et de la justice originelles. Et c’est pourquoi le péché originel est appelé "péché" de façon analogique: c’est un péché "contracté" et non pas "commis", un état et non pas un acte » (CEC 404).
Certains Juifs, probablement sous l’influence de la prédication chrétienne qu’ils rejettent, ou peut-être aussi avant la venue du Christ, enseignent que le Sinaï est le lieu de la réconciliation.
On lit par exemple :
« Lorsque D.ieu créa le monde, Il décréta que "Les cieux appartiennent à D.ieu et la terre a été donnée à l’homme." (Ps 115, 16). Mais quand Il voulut donner la Torah à Israël, Il abrogea Son premier décret et déclara : Les règnes inférieurs peuvent monter vers les règnes supérieurs et les règnes supérieurs peuvent descendre dans les règnes inférieurs. Et Moi-même Je commencerai, comme il est écrit : "Et D.ieu descendit sur le Mont Sinaï " (Exode 19,20) et puis, "Et à Moïse, Il dit : monte vers D.ieu." (Exode 24, 19) »[8]
Cette idée équivaudrait au pardon du péché originel séparant le monde terrestre du monde céleste), mais sans le Christ.
Cette idée a son prolongement chez Pélage, pour qui l’homme, sans l’aide de la grâce, pourrait mener une vie moralement bonne – ce qui sera combattu par saint Augustin puis par le deuxième Concile d’Orange en 529. C’est le baptême, autrement dit le salut en Jésus-Christ qui sauve du péché originel et de la séparation d’avec Dieu.
Enfin, une baraïta[9] a parfois été considérée comme une illustration de la théorie du péché originel.[10] Selon cette baraïta, « quatre moururent du fait du serpent : Benjamin, fils de Jacob ; Amram, père de Moïse ; Jessé, père de David ; et Kileab, fils de David. »[11]
Mais premièrement, dans ce texte la mort seule est venue avec le péché d’Adam, non l’état déchu qui rend inévitable le péché. Deuxièmement, dans la restriction des effets du premier péché au sort de quatre personnages d’importance secondaire, la doctrine du péché originel est ridiculisée : elle concernerait seulement quatre humains ![12]
En fait, après le Christ, se développe chez les sages juifs, et de plus en plus nettement, une opposition à la notion de péché originel[13], et donc une fermeture à la compréhension de la rédemption accomplie en Jésus-Christ (on peut dire un antichristianisme).
Genèse 2-3 jusqu’au christianisme
-1-
Les chérubins gardent l’arbre de vie (Gn 3, 24), c’est-à-dire l’interdiction de l’arbre de la connaissance magique, l’Alliance avec ses commandements négatifs et ses commandements positifs, les commandements qui donnent vie - les deux arbres finalement se superposent.
Dans le récit de Genèse 2-3 résonne l’appel de l’Exode. Marie répond parfaitement à l’appel du Dieu de l’Exode. A cette lumière, son choix de virginité a une dimension spirituelle en continuité avec l’histoire biblique. Elle accomplit dans sa chair le grand choix de l’Exode : la non-captation des forces de la vie, pour vivre la vocation de la femme reçue de l’Exode : être le signe de l’Alliance. Marie attend TOUT de Dieu, ne comptant pas sur elle-même mais sur cet Esprit-Saint qui a fait naître Israël.
Les pères de l’Eglise (par exemple saint Jean Damascène)[14], les hymnes d’Orient (l’hymne acathiste) et les mystiques d’Occident[15], appellent la Vierge Marie « l’arbre de vie ». En s’élevant vers le Père des lumières, la Vierge Marie nous donne Jésus, le fruit de vie.
Dans la tradition de l’Eglise, l’arbre de vie, c’est aussi la croix de Jésus. Dans le récit de saint Jean, la Passion du Christ miséricordieux commence et s’achève dans le jardin (Jn 18,1 et 19,41), jardin de la Création (Gn 2,8). Il y a au calvaire une œuvre nouvelle de création. Et comme pour Adam, Dieu a donné au Christ « une aide qui lui soit assortie » (Gn 2, 18) et cette aide est Marie.
Il y a ainsi une superposition des images et de leurs différentes significations.
-2-
Nous avons commencé à découvrir que la diversité des opinions juives « ne se limite pas à des nuances de détail mais atteint une opposition qui implique, chez l’un, la complète négation des doctrines de l’autre. »[16]
Lorsque l’ange Gabriel annonce à Marie la naissance du Sauveur, − « tu l’appelleras du nom de Jésus » (Lc 1, 31), Marie l’accueille parce qu’elle ne considère pas que l’humanité ait déjà été sauvée au Sinaï. Son accueil est le fruit d’une réflexion personnelle et d’une lumière surnaturelle reçue par un cœur humble et docile, sage et pur.
-3-
L’expérience de la crucifixion de Jésus est tellement grave qu’elle a conduit saint Paul à penser que le péché est originel, que c’est une fracture "en Adam". « Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché » (Rm 5, 12). L’expérience du pardon du Christ et de sa rédemption est tellement puissante qu’elle a conduit saint Paul à penser que le Christ a restauré la création jusque "en Adam". «… De même la grâce régnerait par la justice pour la vie éternelle par Jésus Christ notre Seigneur » (Rm 5, 21). Le Christ nouvel Adam restaure l’humanité à la racine et de manière universelle.
Avant saint Paul, le titre par lequel Jésus se désignait − "Fils de l’homme" −, disait déjà le mystère de cette restauration de la nature humaine, déchue depuis le péché originel. L’expression de saint Paul « nouvel Adam » est probablement la traduction de l’appellation si étonnante que Jésus se donnait : « Fils de l’homme ».
Or, dans le livre de la Genèse, Eve est associée à Adam. Le langage de saint Paul pose donc la question de savoir qui est la nouvelle Eve. Saint Paul ne répond pas dans la lettre aux Romains. Mais la lettre aux Ephésiens montre que le Christ veut se présenter l’Eglise sainte et immaculée (Eph 5, 27).
L’Eglise serait donc la nouvelle Eve. Les premiers pères de l’Eglise (saint Justin[17], saint Irénée[18]…) diront que Marie est la nouvelle Eve immaculée auprès du nouvel Adam. L’interprétation ecclésiale et l’interprétation mariale vont ensemble : Marie et l’Eglise vont ensemble. Cependant, la ressemblance avec le couple de la Genèse n’est pas totale. Comme le dit Jean Paul II[19], il y a une "différence substantielle" : le Christ est totalement saint en vertu de la grâce qui, dans son humanité, dérive de la personne divine ; Marie (et l’Eglise) est toute sainte en vertu de la grâce reçue par les mérites du Sauveur.
Nouvel Adam et nouvelle Eve, la reprise du coupe originel, ce pourrait être aussi Marie et Joseph : Joseph est juste (Mt 1,19) et Marie est l’humble servante du Seigneur (Lc 1,48) et ils « accomplissent la loi du Seigneur » (Lc 2,23), c’est-à-dire aussi bien la Torah donnée au Sinaï que le commandement donné au jardin de la Genèse. Sur la base de leur union avec Dieu, Joseph et Marie vécurent vraiment comme une seule personne (Gn 2,24), par leur Oui de croyants, ils accomplissent aussi bien l’Alliance du Sinaï que l’harmonie originelle du jardin de la Création.
-4-
« Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. » (Gn 3, 15).
Ce verset reçoit un accomplissement dans le Christ Jésus, victorieux sur Satan durant ses tentations au désert, puis au jardin des Oliviers, et surtout durant sa Passion, avant laquelle il avait annoncé que le Prince de ce monde, Satan, serait jeté dehors. Dur combat qui doit remplir toute l’histoire humaine en responsabilisant chacun d’entre nous.
Pour être l’ennemie inconciliable du serpent et de sa descendance, Marie devait être exempte de toute domination du péché[20].
« L’appellation "pleine de grâce" (Lc 1, 28) et le Proto-évangile, en attirant notre attention sur la sainteté particulière de Marie et sur le fait qu’elle est totalement soustraite à l’influence de Satan, laissent deviner, dans le privilège unique qui lui est concédé par le Seigneur, le début d’un nouvel ordre, qui est le fruit de l’amitié avec Dieu et qui comporte, en conséquence, une hostilité profonde entre le serpent et les hommes. »[21]
En outre, l’appellation "pleine de grâce" (Lc 1, 28)[22] et le Proto-évangile (Gn 3) constituent une base pour dire que Marie est préservée du péché originel dès lors que la notion de péché originel est précisée – c’est-à-dire avec le Christ, Fils de l’homme, nouvel Adam (Rm 5), Rédempteur et Grand Prêtre.
La doctrine du « péché originel » sera formulée de manière dogmatique au deuxième Concile d’Orange en 529 et au Concile de Trente en 1546. Quant au dogme de la conception immaculée de Marie n’a été proclamé qu’en l’an 1854[23], en un siècle de recrudescence du spiritisme et de l’occultisme (comme au temps où Gn 2-3 fut composé !)[24]. Cette affirmation dogmatique encourage les chrétiens aux prises avec les forces sataniques. En 1858, les apparitions de Lourdes ont résonné comme une confirmation du dogme de 1856, en déplaçant semble-t-il l’accent vers la maternité de Marie : l’apparition ne dit pas « je suis conçue immaculée », mais je suis « l’Immaculée conception », ce qui oriente la contemplation vers sa fonction maternelle (mère du Christ et mère des hommes).
°°°
Pour résumer, nous sommes partis de l’observation d’un récit de la Genèse comme reflet de l’expérience d’Israël. Comme Adam pris et placé dans le jardin, Dieu a pris Israël dans la steppe ou en Egypte, et l’a placé en Canaan. A l’interdit de la connaissance magique a suivi le péché et la reprise d’Alliance, dans l’histoire d’Israël comme dans le récit de la Genèse. Il y eut ensuite une maturation de la notion de péché, et la réflexion des sages juifs sur l’origine du mal. L’ambiguïté de la notion de penchant mauvais puis l’opposition des sages juifs à la doctrine chrétienne. Et finalement le développement du dogme chrétien, qui partant de l’appellation que Jésus se donne « fils de l’homme » et de l’évènement de la crucifixion, en est venu à parler du Christ nouvel Adam et du péché originel (Rm 5), dogme précisé aux conciles d’Orange (529) et de Trente (1546), et enfin, se basant sur l’opposition entre la Femme et le serpent, le dogme de l’Immaculée conception (1856).
[1] C’est pourquoi le commandement donné au jardin de la Genèse est à comprendre dans le sens des commandements contemporains à la première rédaction de Genèse 2-3, notamment l’interdiction de l’occultisme et de la magie, l’interdiction de l’inceste et des crimes (Exode 20, 22 et suivants). Ce commandement est ensuite à mettre en parallèle avec toute la Torah (écrite et orale) donnée au Sinaï.
[2] Par exemple : Jésus compare Hérode à un « renard » : « Allez dire à ce renard : voici que je chasse les démons… » (Lc 13, 32) (autrement dit : si tu es rusé comme un renard pour déjouer les complots, tu devrais profiter de ma puissance à chasser les démons !). Il dit aux disciples « je vous envoie comme des brebis au milieu des loups, soyez sage comme le serpent et parfaits comme la colombe » (Mt 10, 16).
[3] Extraits du Supplément au dictionnaire de la Bible, Paris 1996, volume II, « Satan », colonne 14-15
[4] R. Martin,The earliest Messianic Interpretation of Gen 3.15 in Journal of biblical Literature 84 (1965) 425-427
[5] Version araméenne du Targum palestinien du pseudo Jonathan, Cf. R. Le DEAULT, Targum du Pentateuque I. Genèse, Cerf, Paris p.93-95
[7] cf. CONCILE DE TRENTE: DS 1511-1512
[8] Midrash Tan’houma, Vaéra 15 ; Midrash Rabbah, Chemot 12,4
[9] Il est possible d’appréhender l’époque de Jésus, en considérant que la Mishna repose sur une tradition orale, et, surtout, en s’intéressant aux « baraïtot » (singulier : baraïta), ce qui signifie littéralement un enseignement « extérieur », c’est-à-dire non incorporé à la Mishna. C’est un enseignement des maîtres Tannaïm (au singulier Tanna) . Et l’époque des Tannaïm est définie de manière variable :
- de Hillel jusqu’au début de l’ère chrétienne, selon Joseph Ibn Aqnin, élève de Maïmonide,
- depuis Siméon le juste (300 ans avant J-C), selon Abraham Ibn Daud’ssefer ha-Qabbalah XII° siècle,
- ou depuis la chute du temple en l’an 70, selon Yohanan ben Akkai, ou encore depuis la révolte de Bar Kokhba en 135, selon Rabbi.
Günter STEMBERGER, Introduction to the Talmud and Midrash, T&T Clarck, Edinburgh 1996, p. 2 et p. 177
[10] C’est l’opinion de Israël Lévi, « Le péché originel dans les anciennes sources juives », école pratique des hautes études, Paris 1907, p. 9.
[11] Talmud de Babylone, Shabbat 55 b ; Talmud de Babylone Bava batra 17a.
[12] Cf. Ephraïm URBACH,Les sages d’Israël, Cerf, Paris 1996, (traduit de l’hébreu par Marie-José Jolivet. Edition originale, Jérusalem 1979), p. 440-447
[13]Apocalypse de Baruch syriaque (54, 15-19) ; 4 Esdras 3 ; 4 Esdras 7
[14] JEAN DAMASCENE, Homélie sur la nativité et l’Assomption, § 9, PG 96,665 ou Source chrétienne n° 80, Paris, Cerf, 1961, p.71-73
[15] Saint AMEDEE DE LAUSANNE, Homélie I, publiée dans sources chrétiennes 72, p.55-57 ;
Saint Louis-Marie de MONTFORT, Le Secret de Marie, § 70-78.
[16]Cf. Ephraïm URBACH, Ibid .,p. 669-670
[17] Saint JUSTIN, Dial. 100 : PG 6, 709-712
[18] Saint IRENEE, Contres les hérésies, III,22,4
[19] JEAN PAUL II, Audience générale du 29 mai 1996
[20] PIE XII, Encyclique "Fulgens corona", AAS 45 [1953], 579
[21] JEAN PAUL II, Audience du 29 mai 1996
[22]On a remarqué que l’appellation "pleine de grâce"− « kekharitoménè » − de Lc 1, 28 est formé par la racine « charis ». « Charis », dans le Nouveau Testament, est un mot rapporté à Dieu dans l’immense majorité des cas et signifie la grâce de Dieu, sa bienveillance gratuite qui se révèle et s’offre complètement dans le Christ; celui qui reçoit ce cadeau est constitué en état de grâce, il est plein de la complaisance divine. « Kecharitoménè » est le parfait du verbe « charitoô » qui a une valeur causative, ce qui veut dire que Marie est effectivement transformée par cette bienveillance de Dieu. En outre le choix du parfait souligne que la Vierge se trouve déjà sous l’influence de la grâce de Dieu et persévère dans cette condition. Cf. A. SERRA, Bibbia, Nuovo dizionario di mariologia, a cura di de Fiores, ed. San Paolo 1985, p.222.
[23] « La bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception, par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel. » (DS 2803)
[24] Spiritisme et occultisme largement démocratisés par les romantiques Lord Byron, Victor Hugo…