Quand advient l’exil, accablé comme Jérémie, Ezéchiel se tait. Dieu fait tout pour le faire sortir de son mutisme : Dieu le comble de visions, mais il se tait, se prosterne (Ez 1,28). Dieu le charge de dire quatre mots « ainsi parle le Seigneur » (2,4), il se tait...
Ezéchiel ne tient debout que parce que Dieu le veut bien : l’Esprit entra en moi et me fit tenir debout (Ez 2,2), comme lui, Israël n’a rien qu’il n’ait reçu de Dieu. Ezéchiel a le sentiment aigu de son propre néant devant Dieu.
Dieu le transporte auprès des déportés (il part en exil en -597), il reste hébété pendant 7 jours (Ez 3,15).
Dieu enfin le met devant sa responsabilité « je t’établis guetteur » (Ez 3,17), il se tait encore !
Dieu accepte le silence d’Ezéchiel, il fait de ce silence sa parole : « tu seras muet » (Ez 3,26). Plus tard, Ezéchiel parlera, « et lorsque je te parlerai, je t’ouvrirai la bouche » (Ez 3,27). De façon très explicite ce n’est pas le prophète qui parle, mais c’est Dieu à travers lui.
Ezéchiel est prêtre, par conséquent, il était habitué à la présence de Dieu dans le temple. L’exil lui fait découvrir que YHWH est une présence plus forte encore que ce qu’il connaissait, une Présence qui suit les exilés. Tout d’abord, Ezéchiel a la vision d’un char et quelque chose comme quatre roues qui progressent en même temps dans quatre directions différentes, tirées comme par un attelage de quatre vivants, au quadruple visage d’homme, de lion, d’aigle et de taureau. La voute éblouissante porte comme un trône lumineux sur lequel siège un être lumineux. Cette vision commence au chapitre 1 et se poursuit aux chapitres 3, et 10. C’est par ce char que la gloire du temple quitte Jérusalem avec un bref arrêt sur le mont des Oliviers (Ez 9,3 ; 10,4 ; 11, 22-23) et elle accompagne les exilés : « Je suis pour les exilés un sanctuaire » (Ez 11, 23). (Avec Josias et le Deutéronome, nous avions vu la théologie du mémorial où l’amour de Dieu dépasse le temps ; avec Ezéchiel, nous découvrons qu’il transcende aussi l’espace).
Plus tard, dans la vision du Temple reconstruit, la gloire du Seigneur revient encore par ce char prendre possession de l’édifice (Ez 43, 1-4).
L’image d’Ezéchiel ne dit pas seulement la mobilité de Dieu, mais sa majesté. La transcendance de Dieu s’exprime aussi par la manière de décrire : « comme… comme ». Et les animaux, représentant les grandes divinités babyloniennes, sont ici domestiqués par le vrai Dieu.
Plus tard, Ezéchiel précise minutieusement le plan du nouveau temple, un plan géométrique et symbolique, qui veut séparer le temple de la demeure des rois et de leurs prostitutions (Ez 43, 1-7). De même, sa division quasi géométrique du pays est une division symbolique qui veut signifier que les tribus devront vivre de manière égalitaire. C’est une apocalyptique : une vision d’avenir.
Pour Ezéchiel, comme pour Jérémie, au milieu des catastrophes, le salut est personnel.
Après avoir observé les idolâtries des anciens d’Israël (Ez 8), Ezéchiel voit un « homme vêtu de lin » et il entend le Seigneur lui dire: « Parcours la ville, parcours Jérusalem et marque d’une croix au front les hommes qui gémissent et qui pleurent sur toutes les abominations qui se pratiquent au milieu d’elle » (Ez 9, 4). Et tous ceux qui portent cette croix (ou ce Tau) sont épargnés du châtiment (Ez 9, 1-6).
Chacun est responsable de soi-même : « Fils d’homme, si un pays péchait contre moi en m’étant infidèle et que j’étende la main contre lui, détruisant sa réserve de pain […], et qu’il y ait dans ce pays ces trois hommes, Noé, Danel et Job, ces hommes sauveraient leur vie grâce à leur justice, oracle du Seigneur » (Ez 14, 13-14). De même, un fils juste « ne mourra pas à cause des fautes de son père, il vivra » (Ez 18, 16).
Cependant, nous ne sommes pas liés par notre passé, tout le monde peut se convertir : si un pécheur se convertit, il vivra ! (Ez 18, 21-32)
Comme Jérémie, Ezéchiel opère un tournant dans la pensée biblique, car auparavant on parlait de manière collective, par exemple, au temps de Gédéon : « Les Israélites firent ce qui est mal aux yeux du Seigneur ; le Seigneur les livra pendant sept ans aux mains de Madiân » (Jg 6, 1) ou bien, au temps d’Isaïe : « Préparez le massacre de ses fils pour la faute de leur père » (Is 14, 21). Cette solidarité simpliste permettait aussi à chacun d’éviter son examen de conscience. Le tournant opéré par Ezéchiel suscite des protestations, le peuple trouve qu’une telle responsabilité personnelle, ce n’est pas juste ! (Ez 18, 25). Plus tard, la révélation biblique apportera d’autres nuances : le retour à une certaine solidarité et la rétribution outre-tombe.
Ezéchiel résume à plusieurs reprises l’histoire d’Israël où les cultes cananéens et les alliances politiques sont autant de "prostitutions". La période qui l’intéresse est celle qui a lieu en Canaan (Ez 16) et les "prostitutions avec l’Egypte" semblent viser les alliances politiques qui ont précédé la chute de Samarie et celle de Jérusalem (Ez 20, 5s ; Ez 23). Il n’entre pas dans les détails qu’il suppose connus et il donne son interprétation. Dieu est fidèle même si l’homme est comme un avorton qui n’est pas lavé lorsqu’il naît. Dieu en prend soin, il garde son Alliance : « Je passais près de toi, et je te dis : vis ! » (16,6)… Je te fis croître… je te parais… Tu t’es infatuée, tu t’es prostituée (16,15)... et « je rétablirai mon alliance » (Ez 16,62).
L’adoration de la transcendance de Dieu est un baume sur la souffrance de l’exil. Elle est un chemin de foi. Mais on sent un certain mépris de l’homme. Dieu relève son peuple « afin que tu te souviennes et que tu sois saisie de honte et que, dans ta confusion, tu sois réduite au silence, quand je te pardonnerai tout ce que tu as fait, oracle du Seigneur » (Ez 16,63) et « j’agirai envers vous par égard pour mon nom » (20, 44). La révélation n’est pas achevée avec le prophète Ezéchiel ; elle procède par étapes, progressivement.
Pour l’instant, il n’y a pas de paix, pas de discernement, et une assurance trompeuse dans de petites dévotions.
Ezéchiel annonce la « colère » de Dieu :
- contre « les prophètes d’Israël qui prophétisent sur Jérusalem et qui ont pour elle une vision de paix alors qu’il n’y a pas de paix » (Ez 13, 16)
- et contre les prophétesses « qui cousent des rubans sur tous les poignets » (Ez 13, 18) (des petites dévotions) et « en faisant mourir des gens qui ne doivent pas mourir, en épargnant ceux qui ne doivent pas vivre » (Ez 13, 19).
L’exil purifiera tout cela.
Dieu dit : « Je leur donnerai un seul cœur et je mettrai en eux un esprit nouveau: j’extirperai de leur chair le cœur de pierre et je leur donnerai un cœur de chair, afin qu’ils marchent selon mes lois, qu’ils observent mes coutumes et qu’ils les mettent en pratique. Alors ils seront mon peuple et moi je serai leur Dieu. » (Ez 11, 19-20 ; Cf. Ez 36, 25.27)
Ezéchiel n’annonce pas encore (comme Joël) que les fils et filles d’Israël prophétiseront (Jl 3), mais il annonce déjà une présence de l’Esprit Saint qui purifiera de la fausse prophétie.
Finalement, du temple futur, une source jaillira qui assainira toute chose et la vie se développera partout où ira le torrent. (Ez 47)
Notons aussi une importante difficulté textuelle. Le plus ancien manuscrit grec[1] comme aussi les plus anciennes des Vieilles latines ont un ordre différent :
Ez 36, 1-23a (absence d’Ez 36, 23b-38)
Ez 38 et 39 : Israël en paix n’a pas de murailles (38, 8), mais survient la bataille ultime contre Gog. Les ossements des ennemis sont ensevelis (39, 15).
Ez 37 : Les ossements d’Israël, pourtant desséchés, reprennent vie (en contraste avec les ossements des ennemis).
Ez 40s : Nouveau temple très géométrique, nouvel Etat à la description tout aussi symbolique. La doctrine d’Ezéchiel qui soumet le « Prince d’Israël » au sacerdoce et limite étroitement ses droits (Ez 46, 8-18) donnera lieu au judaïsme sacerdotal après l’exil.
Autrement dit, nous avions une apocalypse, une description des temps de la fin. Nous ignorons pourquoi le texte hébreu massorétique a modifié l’ordre et a ensuite ajouté un doublon sur le cœur nouveau et un oracle : Dieu viendra lui-même rassembler son peuple sur son sol (Ez 36, 22-32).
Nous avons vu que pour Ezéchiel, l’homme est sauvé, mais à sa honte (Ez 16, 53). L’Evangile modifie cette perspective : lors de l’Incarnation, Marie est saluée « pleine de grâce » et toute l’humanité est élevée.
Ezéchiel souligne la nécessité d’une purification (Ez 11, 19-20), et cela demeure d’actualité. Chacun doit revivre le passage purifiant de l’exil, le sens de la transcendance divine. Jean-Baptiste prêche la repentance, le Christ annonce que celui qui croira en lui « de son sein couleront des fleuves d’eau vive » (Jn 7, 37). A Lourdes, Bernadette doit gratter la terre et faire jaillir une source, signe de purification.
Dieu demande qu’à Jérusalem soient marqué d’une croix (un tau) au front « les hommes qui gémissent et qui pleurent sur toutes les abominations qui se pratiquent au milieu d’elle » (Ez 9, 4), de façon à ce que le châtiment les épargne. C’est l’arrière-plan de la béatitude évangélique : « Heureux les affligés, ils seront consolés » (Mt 5, 5). Les affligés des béatitudes sont les disciples agréables à Dieu, car leur affliction est le signe de leur rupture avec les valeurs mondaines et de la confirmation de l’espérance qui oriente toutes leurs aspirations vers le monde futur. Dans ce contexte donc, l’affliction est une béatitude véritable, parce qu’elle indique l’état du fidèle, ami de Jésus et renonçant aux fausses joies du monde.
Jésus cependant connaît la difficulté de se maintenir serein et constant et il offre à l’Église une mère, qui puisse être un guide et un réconfort pour ses fils en pèlerinage sur la terre. Sur le Calvaire, Marie réconforte Jésus par sa présence et son affection de mère, et Jésus lui confie ses frères : « Femme, voilà ton fils » (Jn 19,26). Marie reçoit donc le devoir maternel de la compassion non seulement envers Jésus, mais aussi envers les frères de Jésus, qui souffrent persécutions et afflictions[2]. Elle apprécie leur sacrifice, et les accompagne vers cette Apocalypse qui s’ouvre, c’est-à-dire vers cet avenir purifié et béni de Dieu.
© Françoise Breynaert
[2] Mgr Angelo AMATO, Gliafflitti, consolati dal Signore di ogniconsolazione, in Santa Maria “Regina Martyrum”, Quaderno di spiritualitàdell’ordine dei Frati servi di Maria Provincia di Piemonte e Romagna, Anno IV – N°3 (12) – 2001, p. 4-9