Le livre de Job est une réflexion sur la souffrance humaine qui dépasse les limites de la théologie de la rétribution représentée par les amis de Job.
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Job perd ses troupeaux, puis ses propres enfants. Devenu malade, il est abandonné de ses familiers. Son malheur et ses plaies font horreur. Sa misère le fait considérer comme coupable. Il en vient à soulever des « pourquoi ? ».
«Pourquoi n’ai-je péri aussitôt enfanté? » (Jb 3, 11)
« Pourquoi donner à un malheureux la lumière, la vie à ceux qui ont l’amertume au cœur ?» (Jb 3, 20)
Job cherche à être reconnu comme juste, mais ses amis répètent : si tu souffres, tu es coupable ; corrige-toi, et tu guériras (Jb 11,13).
Job est si convaincu qu’il « n’est pas vrai que toute souffrance soit une conséquence de la faute »[1] qu’il veut forcer Dieu à sortir de son silence : « Puis engage le débat et je répondrai ; ou plutôt je parlerai et tu me répliqueras. Combien de fautes et de péchés ai-je commis ? Dis-moi quelle a été ma transgression, mon péché ? Pourquoi caches-tu ta face et me considères-tu comme ton ennemi ? » (Jb 13, 22-24). Job lance un défi, il accuse Dieu puisque lui, Job, n’a pas mérité une telle épreuve.
Mais ce n’est pas ainsi qu’il retrouve la sérénité[2].
Job ressent un acharnement de Dieu sur lui et il pense que cet acharnement est sans mesure, futile car l’homme n’est rien, il n’est qu’une paille sèche qu’emporte le vent (Jb 13, 23-27).
Job se sent « épié » par Dieu (Job 14,16), avant de comprendre que Dieu est son défenseur et non pas son bourreau. Mais c’est un long chemin. Se sentant épié, Job suggère à Dieu de le cacher au Shéol le temps que passe sa colère (Jb 14, 13-17), mais une cache au Shéol n’est qu’une hypothèse invraisemblable. Job le pressent[3]… A côté du visage terrible de ce Dieu qui le fait souffrir, Job s’en remet aussi à la loyauté fidèle de ce même Dieu :
« O terre, ne couvre point mon sang, et que mon cri monte sans arrêt. Dès maintenant, j’ai dans les cieux un témoin, là-haut se tient mon défenseur » (Jb 16, 18-19).
Quel est son défenseur ? Il semble que bien que Job pense, non à son cri, mais à Dieu qui sait que son serviteur est innocent[4].
Plus encore que de guérir de sa souffrance, de gagner le procès que lui font ses amis et de retrouver l’honneur, ce que veut Job, c’était de voir Dieu :
« Je sais que mon libérateur est vivant […] et de ma chair, je verrai Dieu » (Jb 19, 25-26). La traduction est difficile, une chose est claire : « Je verrai Eloah… Mes yeux le verront ».
Job fait de plus en porter sa plainte sur l’injustice universelle. En ce monde, les pauvres sont opprimés. « Pourquoi Shaddaï n’a-t-il pas des temps en réserve et ses fidèles ne voient-ils pas ses jours ? » (Jb 24, 1) Dieu a aussi créé le séjour des morts (26, 6) et donc tout n’est pas achevé en ce monde visible.
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A la fin des discours de Job, Dieu prend la parole. Il n’accuse par Job mais, en décrivant l’œuvre de la création, Dieu lui demande l’étendue de son savoir et de son pouvoir (Jb 38, 1s).
Manifestement, Job est conduit à reconnaître que seul le Créateur a un tel savoir et un tel pouvoir, il découvre le vrai visage de Dieu dans ses œuvres et sa place à lui, toute petite. Job n’est plus au centre, et il renonce à sa protestation (Jb 40, 4-5)[5].
YHWH insiste : Job se plaignait du succès des méchants et de la présence du mal mais lui, Job, réussirait-il à l’éradiquer ? Quelle prétention ![6]
Job a compris que le monde n’est pas un immense chaos, et qu’au contraire, YHWH y maintient un ordre étonnant et qu’enfin YHWH n’est ni injuste ni cruel s’il laisse encore agir des forces du mal[7], des forces du mal avec lesquelles Dieu ne se confond pas ; Dieu n’est pas double ni ambigu.
Par la suite, l’éditeur ajoutera l’introduction et la conclusion qui mettent en jeu « le Satan », l’accusateur[8]. Le mal ne vient pas uniquement des hommes, il ne vient pas d’abord d’eux, il vient d’abord de Satan. Cette introduction et cette conclusion explicitent ce qui est suggéré dans le cœur du livre de Job. Satan est suffisamment autonome pour que Dieu ne soit pas impliqué dans le mal, mais il est finalement soumis à Dieu : il n’y a pas deux Dieux !
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La réponse finale de Job, qui est encore « dans la poussière », est une réponse apaisée : « Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu. » (Jb 42, 5). Dieu a répondu : il s’est manifesté. Et Job est libéré de sa solitude.
Suit immédiatement l’épilogue.
Le Seigneur fait des reproches aux trois amis de Job qui ont cru défendre l’honneur de Dieu en déshonorant l’homme souffrant. Il faudra donc que les trois amis offrent un holocauste pour que leur faute soit pardonnée, et cela en présence de Job, qui intercèdera en leur faveur.
A l’heure même où Job supplie le Seigneur de pardonner la faute de ses amis, ce même Seigneur relève son serviteur de son anéantissement. Il rentre chez lui, et ceux qui le fuyaient naguère lui offrent une somme d’argent, de quoi repartir dans la vie. Et, au cours des ans, le Seigneur bénit le rétablissement de Job (Jb 42, 7-17).
Il est possible de lire Job sans l’introduction et l’épilogue, qui sont d’un autre genre littéraire et forment un conte où interviennent la famille de Job, Dieu et Satan : Job y est un modèle de patience, et ses malheurs y sont temporaires. De manière très différente, dans les longs chapitres centraux, Job éclate en protestations violentes, et la seule explication à la souffrance est la transcendance divine.
Pour évoquer la cohérence de la révélation, nous allons observer simplement un texte d’Evangile (Lc 2, 41-51). Aux pourquoi-s de Job font écho le « pourquoi » de Marie quand Jésus eut douze ans, et qu’au bout de trois jours de recherche, ses parents le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs. Ayant souffert de l’avoir perdu apparemment sans raison, Marie interrogea son fils : - « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois ! ton père et moi, nous te cherchons, angoissés » (Lc 2, 48).
Le questionnement de la mère de Jésus est bref, et il a une grande douceur : dans ses paroles transparaît l’amour et la conviction que Dieu ne se désintéresse ni de leur souffrance ni des assauts de l’angoisse. La brièveté de son intervention montre sa maturité spirituelle : Marie a déjà assumé tout le cheminement de Job.
La souffrance traversée par Marie ne signifie pas que Dieu l’ait condamnée ni même accusée, mais, en élargissant son champ de vision, il lui est resté présent, et il s’offre maintenant à une adoration plus profonde.
Jésus accepte l’attitude de Marie comme jadis Dieu avait accepté l’attitude de Job. Et il répond à Marie comme Dieu avait répondu à Job. Comme Job, Joseph et Marie n’ont pas d’explications concernant le sens de leur souffrance. Joseph et Marie « ne comprirent pas la parole qu’il venait de leur dire » (Lc 2, 50). Mais ils ont le plus important, ils voient Dieu, ils sont dans la présence de Jésus. « Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth ; et il leur était soumis » (Lc 2, 51). S’ouvre un temps de bénédiction.
Comme l’épisode de Jésus à douze ans, la Passion de Jésus se déroule à Jérusalem durant la Pâque. Dans le silence de Marie au calvaire, il y a place pour une intense relation avec Dieu, un saisissant « pourquoi ? », une muette revendication d’innocence. Les consolations sont vaines : Marie ne peut se satisfaire que de la vision de Dieu, une vision qui sera celle du matin de Pâque. Après la Passion, le troisième jour, le Ressuscité ne donne pas plus d’explications à Marie et aux disciples que Dieu n’avait donné d’explications à Job. Mais, mieux que Job, ils ont sa présence.
[1]JEAN PAUL II, Lettre apostolique Salvifici doloris 11 - (11 février 1984)
[2] Maurice GILBERT, Les cinq livres des sages, Cerf, 2003, p. 89
[3] Maurice GILBERT, Ibid., p. 91
[4] Maurice GILBERT, Ibid., p. 92
[5] Maurice GILBERT, Ibid., p. 104
[6] Maurice GILBERT, Ibid., p. 105
[7] Maurice GILBERT, Ibid., p. 106
[8] Dans l’Ancien Testament, « le Satan » n’est pas encore identifié avec le Diable, à un ange déchu ou au serpent du jardin de la Genèse, il est plutôt une sorte de juriste céleste chargé de chercher des motifs d’accusation des hommes au tribunal de Dieu (Jb 1, 6-12 ; Jb 2, 1-7 ; Za 3, 1-2 ; 1Chr 21, 1).