Contemporain de Judas Maccabée, le maître de justice est connu par des écrits extrabibliques (Talmud et documents de Qumran). Non violent, ses disciples ont cependant formé une mouvance messianique prônant la guerre sainte, et qui pourrait être, via les ébionites, l'une des sources de l'islam.
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Les textes de Qumrân parlent d’un « maître de justice ». Qui est-il ?
Jacqueline Genot[1], tenant compte du fait qu’à cette époque les Juifs parlent grec aussi bien qu’hébreu, ce qui les conduit à des correspondances systématiques entre l’hébreu et le grec, comprend que le « maître de justice » dont parlent les rouleaux de Qumrân, (notamment le Commentaire d’Habaquq) est Yosé ben Yo’ezer.
Son nom est connu dans le Talmud : il avait un haut rang dans le milieu sacerdotal[2]. Jacqueline Genot fait l’hypothèse qu’après l’usurpation de Jason, Yosé ben Yo’ezer appelle à se rassembler et à quitter Jérusalem. Selon que l’on prenne le prénom ou le nom Yosé ben Yo’ezer, que l’on parle hébreu ou que l’on adapte au grec, ses disciples sont connus et s’appellent les « isyîm » ou « bayethosim »[3] ou « Boethusiens »[4].
Le scénario serait le suivant :
Tandis que Judas Maccabée (de famille sacerdotale) lutte pour la restauration d’un sacerdoce légitime par les armes, le maître de justice (Yosé ben Yo’ezer, lui aussi de famille sacerdotale) choisit la retraite « au désert » (le village de Zerada) et il attend un salut venant de Dieu, un nouveau sacerdoce et, éventuellement, un nouveau Temple aussi. Il se distingue donc de Judas Maccabée qu’il dénomme « l’homme de l’illusion » (11Q pHab 5, 11 - et non pas l’homme du mensonge selon une mauvaise traduction) ; pour lui, Judas Macchabée est un homme de l’illusion, parce que le salut doit venir de Dieu et non pas des armes.
De nombreux textes disent que le maître de Justice se rend à Zerada, à 30 km au nord de Jérusalem, dans un territoire administré par Damas, on était donc « en pays de Damas ». Ce qui explique pourquoi la secte se désigna par l’expression « Alliance renouvelée au pays de Damas », comme on le lit dans le « Document de Damas ». Finalement, le grand-prêtre Alkime, imposé par Antiochus V, tue ses deux ennemis, Judas Maccabée (2Macc 9) et le maître de justice (Yosé ben Yo’ezer). Le Commentaire d’Habaquq (11Q pHab 11, 4-8) précise que « le Prêtre impie » (Alkime) a mis à mort « le maître de justice » au moment où ce dernier célébrait « le Jour des Expiations » qui est « Jour de Jeûne » (Yom kippur), c’est-à-dire au moment où le maître de Justice se substituait au Grand-prêtre Alkime pour célébrer, en dehors de Jérusalem, le jour le plus sacré, le jour où est obtenu le pardon divin pour les hommes.
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Le mouvement lancé par le « maitre de justice » ne s’arrête pas avec sa mort, un siècle et demi avant notre ère. Au contraire.
Jacqueline Genot écrit : « Il n’est sans doute pas absurde d’émettre l’hypothèse que le Rouleau du Temple, le Livre d’Enoch (1-36 ; 83-90 et 92-105), Daniel 7-12 ou les Jubilés sont peut-être sortis de cette mouvance en ces années. Là serait le milieu d’où serait sorti, entre 176 et 160, l’essentiel de la production dite "apocalyptique", parmi laquelle il faut encore compter : le Testament de Moïse, Judith, Baruch ou le Martyr d’Isaïe. »[5]
Jacqueline Genot parle de « littérature apocalyptique », ce qui ouvre à une nouvelle « révélation », et donc éventuellement à l’accueil de Jésus-Christ, nouveau grand-prêtre et nouveau Temple (Jn 2, 19).
Mais si le maître de Justice, un siècle et demie avant notre ère, avait renoncé aux armes, cette « littérature apocalyptique »dispose au contraire ses lecteurs à une lutte armée des fils de la lumière contre les fils des ténèbres. Or le Christ n’a pas prêché la révolte armée, au contraire, il a enseigné l’amour des ennemis et il a annoncé un royaume spirituel et éternel.
E-M Gallez[6], observant que dans presque tous les Ecrits intertestamentaires, le Messie est attendu dans une perspective de royauté guerrière, préfère parler de « mouvance messianiste » et, à la suite de A-L de Premare[7], il y voit une des sources de la mouvance islamique.
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Le maillon intermédiaire entre cette littérature messianique et la mouvance islamique aurait été les Ebionites, qui croient en la résurrection de Jésus[8], mais ne mentionnent pas sa mort. Pour les musulmans, Issa n’est pas réellement mort sur la croix, il a été enlevé aux cieux avant, un autre est mort à sa place. Ceci provient du fait que ni les uns ni les autres ne considèrent que le salut ait pu s’accomplir par la mort sur la croix ; ils s’inscrivent donc dans un post-christianisme et un rejet du salut offert par Jésus-Christ. Ils veulent un salut terrestre et matériel, la reconstruction du Temple, la reconquête, etc.
Les Ebionites ne communient pas au sang du Seigneur, le vin eucharistique : « Les Ebionites célèbrent chaque année une sorte de mystère à l’imitation des chrétiens et de l’Eglise, dans laquelle ils recourent à des pains azymes et, pour l’autre partie du mystère, à de la simple eau. »[9] Les Ebionites réservent donc le « vin nouveau » pour le jour où le messie, revenu inaugurer le Royaume de Dieu sur terre, le boira avec les fidèles. Parallèlement, la première chose que fit Muhammad lors de son arrivée à Médine en 622 fut d’interdire le vin, lequel est réservé au Ciel où il coulera à flots (Coran 47, 15).
Le prénom « Jésus », en hébreu « Ieshoua », signifie « Il sauve » - à ne pas confondre avec Josué (Iehoshua) qui signifie « Dieu sauve ».
« Ieshoua » existait dans l’Ancien Testament (un père de famille lévite) mais ce prénom était compris dans le sens où « Il » est « Dieu ». Dès lors que les chrétiens comprennent que « Il » est « Ieshoua » lui-même, il n’est plus possible d’utiliser ce nom en dehors du christianisme.
Pour le courant messianiste postchrétien, ce n’est que lors de sa seconde venue que le messie sauvera efficacement… Les écrits postchrétiens de Qumrân n’utilisent donc pas le nom « Jésus, Ieshoua », pas plus que le Talmud, qui dit « Ieshu »[10] (et non pas « Ieshoua »), et pas plus que le Coran, qui dit « Issa »[11].
Ebionites et musulmans sont pourtant prêts à accepter la naissance merveilleuse de Jésus (Issa), conçu d’une vierge et de l’Esprit Saint (mais ce n’est pas l’Esprit Saint de la Trinité). Ils croient en la virginité de Marie et ne croient pas en la divinité du Christ. On lit chez Eusèbe de Césarée, au sujet des ébionites : « Il y en avait d’autres, qui portaient le même nom [ébionites] et qui […] ne niaient pas que le Seigneur fût né d’une vierge et du Saint-Esprit ; pourtant, semblablement à eux, ils ne confessaient pas qu’il fût préexistant. »[12] Et on lit dans le Coran ce dialogue entre Marie et l’ange Gabriel : « Elle dit : - Comment aurais-je un garçon ? Aucun mortel ne m’a jamais touchée et je ne suis pas une prostituée. Il dit : - C’est ainsi : Ton Seigneur a dit : "Cela m’est facile"… » (Coran 19).
Il est possible de croire au merveilleux d’une conception virginale, sans pour autant croire en la divinité de Jésus. Ceci dit, un chrétien ne pourra plus séparer la foi en la virginité de Marie et la foi en Jésus ressuscité des morts, parce que ces deux faits concernent le même mystère de la divinité du Christ.
© Françoise Breynaert
[1] Genot-Bismuth Jacqueline, Le scénario de Damas, Jérusalem hellénisée et les origines de l’Essenisme, Paris, de Guibert, 1992.
[2] Talmud de Babylone, Hagiga 2, 7.
[3]Avot de Rabi Natan, B 1, 5 ; A 5.
[4] La Misnah fait encore reproche à une secte de « boéthusiens » de suivre un calendrier tel que celui du livre des Jubilés Menahot 10, 3
[5] Jacqueline GENOT-BISMUTH, Le scénario de Damas, Jérusalem hellénisée et les origines de l’Essenisme, Paris, de Guibert, 1992, p. 452
[6] Edouard-Marie GALLEZ, Le messie et son prophète, Editions de Paris 2012
[7] Alfred-Louis DE PREMARE, Aux origines du Coran, questions d’hier, approche d’aujourd’hui, Paris, Tétraèdre, 2004, p. 113, note 111.
[8] EUSEBE DE CESAREE, Histoire Ecclésiastique 27.
[9] EPIPHANE DE SALAMINE, Panarion30, 16 – PG 41, 432
[10] TALMUD DE BABYLONE, Sanhédrin 43a ; Shabbat 104b.
[11] Edouard-Marie GALLEZ, Le messie et son prophète, Editions de Paris 2012, p. 171-177
[12] EUSEBE DE CESAREE, Histoire Ecclésiastique 27.