Pour Cyrus, Mazdâ (ou « Ahura Mazdâ ») est l’origine de tout, c’est aussi le plus petit dénominateur commun qui permet aux moralistes de s’entendre, aux scientifiques de s’harmoniser, etc... Son universalité est surtout de type philosophique. Aux yeux de Cyrus, tout le monde doit entrer dans cette religion qui est la plus haute qui soit. Les autres sont des retardataires, une fois initiés, ils seront intégrés.
Or, les Juifs en exil à Babylone ne veulent pas se fondre dans le moule de la pensée dominante. Pas plus qu’ils n’ont adoré la lune ou le soleil, ils ne veulent pas s’assimiler à la religion de Cyrus, ils ne veulent pas que Yahvé devient Mazdâ-Yahvé.
Ce n’est pas parce que les Juifs se penseraient plus forts et supérieurs qu’ils refusent de se fondre dans le système commun, mais c’est parce qu’Israël a vécu quelque chose d’unique, qui n’a rien de commun : un compagnonnage avec YHWH, une Alliance libératrice.
Les Juifs ne peuvent pas prétendre rassembler les politiques, les scientifiques, les artistes, les moralistes : leur pays est ruiné ! Et leurs théologiens ont pris des chemins différents ! Ils ont en quelque sorte une mémoire cassée (par l’apparent échec de l’exil), et pourtant, ils croient que Dieu est le maître de l’histoire. Tout cela, les Juifs ne peuvent pas l’expliquer, ils peuvent seulement le raconter...
YHWH est une Présence qui est comme un étendard exposé à la face des nations.
La blessure d’Israël exilé est, elle aussi, exposée à la face des nations, avec sa foi, avec son Amour.
Pour la religion biblique, l’univers a droit de réponse, il peut résister, le péché peut exister, le refus est digne de Dieu, Dieu n’est pas abstrait, et son Alliance n’en serait pas une s’il n’y avait pas place pour le refus : nous sommes des fils. Et l’amour transfigure.
L’amour donne à notre vie et à notre mission une ampleur qui nous échappe :
« C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d’Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Is 49,6).
Et que dire de ces versets où la souffrance n’est pas punition, mais peut devenir rédemptrice ?
« Ce sont nos souffrances qu’il a portées » (Is 53,4).
« Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes » (Is 53,11).
Autrement dit, les Juifs sont pauvres, humbles et petits dans l’empire vaste et savant de Cyrus, mais dans le regard d’Isaïe, Ahura Mazdâ n’est qu’une lumière humaine, une sagesse humaine, une idole. Or, les idoles sont moins que rien.
Face au monothéisme de Cyrus, le monothéisme biblique[1] s’affirme de façon plus radicale :
« Les idoles n’existent pas : "Voici, vous êtes moins que rien, et votre œuvre, c’est moins que néant, vous choisir est abominable" » (Is 41,24).
Les Juifs ont bien conscience que le dieu de Cyrus, Mazdâ, est une construction de l’homme, une idole au service d’un système, d’un empire. Mais Isaïe croit que le Seigneur a suscité Cyrus (Is 41, 25), lui donne la victoire, et l’appelle "mon serviteur" (Is 44, 28) et "oint" (Is 45,1). Ce qu’il faut comprendre en lien avec le fait qu’en l’an -538, l’édit de Cyrus autorise les Juifs à rentrer au pays (Esdras 1,2-7).
« Cyrus dont j’ai saisi la main droite pour faire plier devant lui les nations… c’est moi qui vais marcher devant toi... c’est à cause de mon serviteur Jacob et d’Israël mon élu que je t’ai appelé par ton nom, je te donne un titre, sans que tu me connaisses... » (Is 45, 1-7)
Isaïe comprend que ce ne sont pas les Juifs qui vont se rallier à Mazdâ, ce sont les païens qui vont s’ouvrir au Seigneur, parce que c’est le Dieu de l’alliance, maître de l’histoire, qui existe et non pas Mazdâ.
Bien sûr, parmi les Juifs, beaucoup ne pensent pas que les païens puissent s’ouvrir et entrer dans l’Alliance. Il est difficile pour les Juifs de cette époque de penser que les païens aient l’ouverture du cœur pour pouvoir accueillir la Torah...
Pourtant, certains parmi les Juifs voient chez les païens cette étincelle de confiance. Ils croient que le Serviteur sera « Lumière des nations » (Is 42, 6). Ils dialoguent avec les païens.
Cette perspective universaliste éclaire la notion de peuple élu :
« Une merveilleuse perspective universaliste apparaît alors. Dieu proclame: "Tournez-vous vers moi et vous serez sauvés, tous les confins de la terre, car je suis Dieu, il n’y en a pas d’autre" (Is 45, 22). Il ressort ainsi clairement que la prédilection dont Dieu a fait preuve en choisissant Israël comme son peuple n’est pas un acte d’exclusion, mais plutôt un acte d’amour dont toute l’humanité est destinée à bénéficier. C’est ainsi qu’apparaît, déjà dans l’Ancien Testament, la conception "sacramentelle" de l’histoire du salut, qui voit dans l’élection particulière des fils d’Abraham, et ensuite des disciples du Christ dans l’Eglise, non pas un privilège qui "clôt" et "exclut", mais le signe et l’instrument d’un amour universel. »[2]
1- L’Eglise se dit « catholique », c’est-à-dire universelle. L’universalisme qui dépasse les frontières de l’Eglise ne signifie pas que les chrétiens se fondent dans le système philosophique dominant. Comme au temps d’Isaïe, la conscience d’avoir vécu un compagnonnage unique avec le Seigneur est irréductible. Les chrétiens ont conscience d’avoir reçu la révélation de l’Esprit Saint qui est tout autre qu’une simple lumière humaine.
2- Isaïe a compris qu’un privilège reçu de Dieu n’isole pas. Il est utile de le redire en théologie mariale : sa conception immaculée, sa maternité virginale et divine, son Assomption ne sont pas des caractéristiques qui l’isolent et excluent le reste de l’humanité, mais le signe et l’instrument d’un amour divin universel, ce que le concile Vatican II a fort bien exprimé[3].
3- Comme au temps d’Isaïe qui avait une notion de la royauté de Dieu suffisamment large pour concevoir que Dieu exerce sa souveraineté sur les païens[4], la foi chrétienne est suffisamment large pour avoir l’espérance que les païens s’ouvrent à son Esprit Saint.
4- Les païens ne sont pas des « chrétiens sans le savoir », des gens qui auraient reçu le salut sans avoir reçu le baptême. Il s’agit de l’Esprit Saint, et non pas du salut. Il n’y a pas de salut sans contact avec Jésus-Christ incarné mort et ressuscité, et personne ne peut croire sans qu’on lui ait prêché (Rm 10, 14). – Le christianisme enseigne que si ce salut n’a pas été reçu sur la terre, il peut l’être dans l’Au-delà par la bonne nouvelle annoncée aux défunts[5]. L’Esprit Saint conduit à reconnaître le Christ ; l’Esprit Saint conduit aussi aux bonnes œuvres ; il prépare donc le salut éternel, car si nos œuvres sont mauvaises, à l’heure de la mort nous fuirons Jésus et son salut, mais celui qui fait le bien vient à la lumière (Jn 3, 20-21).
© Françoise Breynaert
[1]Jusque-là, les Hébreux pouvaient penser que les divinités étrangères existaient ailleurs, mais les prophètes leurs apprenaient que ces divinités étaient vaines, ainsi Elie (1R 18), et Jérémie : « Or ce ne sont pas même des dieux ! » (Jr 2, 11, cf. Jr 51, 44 ; Baruch 6, 40…).
[2] JEAN PAUL II, Audience du mercredi 31 octobre 2001
[3] Constitution dogmatique Lumen gentium chapitre VIII.
[4] Cf. JEAN PAUL II, Audience du mercredi 31 octobre 2001
[5] Cf. Jn 5, 25 ; 1P4, 6 et le Credo « il est descendu aux enfers », et leur commentaire dans le catéchisme de l’Eglise catholique § 634-635.