Qohelet se présente comme un sage (12, 9). Ainsi nous pouvons le lire à la suite du livre de Job. Job souffrait d’être malade, d’avoir perdu ses richesses et ses amis. Rien de tel chez Qohelet, il a largement de quoi manger et boire, un bonheur au travail, avec la femme qu’il aime. Et pourtant, on sent chez lui un vide, un sens de l’absurdité du monde, une aspiration à autre chose qu’il ne sait pas définir. Sans doute Dieu. Il aime Dieu ou plutôt il craint Dieu, c’est-à-dire qu’il a un sens très fort de la grandeur de Dieu. « Dieu est au ciel, toi tu es sur la terre » (5, 1). « Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là le devoir de tout homme…» (12, 13-14). C’est un homme qui croit en Dieu, et cependant, il ne parle quasiment pas de Dieu. Il regarde l’homme, les constructions de l’homme, ses joies, ses repas… Et son refrain est « vanité des vanités, poursuite du vent ». Ce n’est pas pour autant un nihilisme. Il faut mettre ce refrain en lien avec sa perception de Dieu qui est si grand (5, 1). En comparaison de Dieu, tout est vanité.
On situe en général le livre de Qohelet à l’époque des Grecs. Rappelons qu’Alexandre le grand a fait la conquête d’Israël en l’an 333, il est mort à 32 ans, avec une succession difficile mais il a laissé un grand rayonnement de la culture grecque. Qohelet se présente comme fils de David, roi à Jérusalem. Autrement dit, un homme cultivé, riche et civilisé. Or, que nous dit-il ? « Vanités des vanités, tout est vanité » (1, 2 et 12, 8) comme un haussement d’épaules devant tout ce qui brille. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » (1, 9). Les Grecs font de belles choses, mais avant eux, il y avait les Perses, et ils ont disparus. Les Grecs ont des idoles, mais avant eux il y avait les idoles de Babylone et les Baals de Canaan. Les idoles sont toujours les mêmes, c’est lassant.
Et en même temps, Qohelet aime la vie et aime son Dieu qui est si grand. Mais son amour pour Dieu est pudique, il n’en parle pas. « Ne hâte pas tes lèvres, que ton cœur ne se presse pas de proférer une parole devant Dieu, car Dieu est au ciel et toi sur la terre; aussi, que tes paroles soient peu nombreuses » (5, 1).
Rien de nouveau sous le soleil (1, 9). Le reste de la Bible nous montre au contraire la nouveauté que l’action de Dieu apporte dans l’histoire : depuis Abraham, Moïse, David, le retour d’exil : Dieu sauve et relève le pauvre, Dieu guérit les cœurs blessés, et forme un peuple. Mais Qohelet, qui s’adresse à des gens séduits par les grandes civilisations, souligne que le monde ne change pas : la succession des grands empires ne change rien. C’est tout à fait inconsistant. L’homme à lui-même ne parvient pas à changer le monde, il devrait réparer ce qui ne va pas. Mais les gens qui sont pauvres et opprimés restent pauvres et opprimés, et ça ne change pas ! Sentiment d’impuissance, sentiment d’être en dessous de ce qu’on devrait être.
Qohelet va encore beaucoup plus loin. Lui qui se présente pourtant comme un sage (12, 9), il affirme que l’effort humain pour rechercher la sagesse est vanité, recherche de vent (1, 17). C’est fatigant et ça ne sert à rien. Qu’est-ce qu’on découvre ? Que l’homme est mortel (chapitre 3), et qu’il est petit. Dieu est au ciel, il est impénétrable.
Et encore, vanité des vanités pour les constructions humaines, pour les plaisirs… Qohelet est blasé (chapitre 2). Mais il a le courage de le voir en face : c’est vide. Comme un célibataire qui aurait construit une belle maison et mis de l’argent à la banque et qui attend l’âme sœur. C’est vide… L’humanité elle aussi attend le Bien-aimé, le Seigneur, mais pour l’instant, il est au ciel !
Ceci étant dit, il y a place pour le bonheur que l’homme trouve à manger et à boire, ou le bonheur qu’il trouve dans son travail, car tout cela est « un don de Dieu » (2, 24-25). Il a là sans doute une réponse juive à l’épicurisme et à l’hédonisme des grecs qui vivaient leurs plaisirs souvent sans retenue, et sans référence au don de Dieu. Qohelet dit Oui au bonheur, mais en le recevant comme un don de Dieu, un cadeau qu’il faut déballer en regardant le donateur. Il y a une cohérence avec la révélation chrétienne. Jésus participait au repas des noces de Cana, il a changé l’eau en vin, et un vin en surabondance : joie humaine et en même temps, signe du royaume qui désigne Dieu et sa présence. Jésus se réjouissait avec les malades qu’il guérissait… Saint Jean de la croix emmenait ses frères admirer la nature et prendre un bon goûter… En rendant grâce au Créateur.
Saint Jean de la Croix a fait aussi l’expérience de Qohelet sur la limite de l’intelligence humaine. Il y a une différence abyssale entre le fruit de la méditation humaine et ce que Dieu donne gratuitement quand il emporte son fidèle dans la contemplation. Qohelet n’évoque que le creux, l’insuffisance de l’homme, mais si on n’a pas reconnu les limites de la sagesse humaine, on ne peut s’ouvrir à Dieu. L’expérience de Qohelet en reste à la soif, mais sans la soif, on ne peut aller plus loin. De même, si l’on n’a pas reconnu le vide des richesses, des civilisations et des joies humaines (2, 1), saint Jean de la croix parlerait ici du détachement des joies sensibles, on ne peut pas recevoir la joie que Dieu veut nous donner et qui dépasse les joies sensibles : Dieu est esprit, il est au-delà du sensible. Qohelet n’évoque pas la connaissance de Dieu, qui reste lointain, inconnaissable : Dieu est au ciel, et toi sur terre (5, 1). Jean de la Croix en parle de Dieu qui se communique à Dieu, mais il fallait d’abord connaître un certain vide…
Qohelet observe le travail : « J’ai découvert aussi que les humains peinent et s’appliquent dans leur travail uniquement pour réussir mieux que leur voisin. Cela encore n’est que vanité, course après le vent » (4,4). Expérience âpre et rugueuse de reconnaitre que nos intentions sont troubles, impures, mélangées. Un disciple de Jean de la croix demandait à Marie immaculée d’habiter en lui pour lui communiquer la pureté de ses intentions : on ne fait pas une telle prière sans avoir d’abord pris conscience de la misère de nos intentions.
Qohelet ne veut pas dire que le travail est vain : « Dieu jugera les actions des hommes » (12, 14) mais il invite à ne rien prétendre.
« Que le pécheur fasse cent fois le mal, il survit. Mais moi je sais aussi qu’il arrive du bien à ceux qui craignent Dieu parce qu’ils le craignent » (8, 12). On sent dans ces mots l’observation des valeurs : le juste n’a peut-être pas la vie très longue, mais il lui arrive du bien, c’est bon, ça se goûte, c’est déjà Dieu dans sa vie, et la sagesse consiste à goûter le bien.
La vie semble n’avoir pas de sens. La vie est une succession de choses positives ou négatives, négatives ou positives, et tout finit dans la mort (3, 1-11). A qui ira le fruit de mon travail ? Et puisque tout finit dans la poussière de la mort, « la supériorité de l’homme sur la bête est nulle » (3, 19)… Qohelet ne cherche pas à se consoler avec la résurrection et la récompense qu’elle pourrait apporter, ce n’est pas à ce niveau qu’il se situe. Même, si Dieu va nous juger (12, 13), l’au-delà nous échappe. Cependant, il faut voir la mort en face : « Mieux vaut aller à la maison du deuil qu’à la maison du banquet, puisque c’est la fin de tout homme ; ainsi le vivant y réfléchira » (7, 2). Peut-être faut-il à la maison mortuaire pour percevoir la surprise de l’existence ? C’est surtout un appel à l’humilité.
Et d’où vient cette descente dans la mort ? Du péché, qui a valu à l’homme la mort et la connaissance de la mort. Qohelet creuse une humilité. Il creuse une attente.
Venons-en au livre de la Genèse. Qohelet connait ce livre, il ne fait pas de citations, mais la Genèse est en arrière-plan. Le livre de la Genèse dit que l’homme est créé à l’image de Dieu. Les plantes et les animaux sont créés chacun selon leur essence. L’homme non, il est créé à l’image à de Dieu, par conséquent il n’a pas son essence en lui-même mais en Dieu. Et par conséquent, tant que l’on se regarde soi-même, c’est vide. Le Qohelet, à travers son refrain, vanité des vanités, creuse un récipient vide qui attend d’être rempli par Dieu.
Il sait aussi que l’homme est pécheur (Qo 7, 20). D’autres auteurs bibliques développent l’attente d’une rédemption, mais Qohelet se contente de décrire le creux, la vanité.
La prière. Il est tout aussi humble sur la prière que sur les constructions humaines ou la sagesse. « Prends garde à tes pas quand tu vas à la Maison de Dieu : approcher pour écouter vaut mieux que le sacrifice offert par les insensés, mais ils ne savent pas qu’ils font le mal » (Qo 4, 17). Autrement dit, ceux qui offrent des sacrifices sont insensés, et les prêtres sont corrompus. Quant à toi : « Ne hâte pas tes lèvres, que ton cœur ne se presse pas de proférer une parole devant Dieu, car Dieu est au ciel et toi sur la terre ; aussi, que tes paroles soient peu nombreuses » (Qo 5, 1). Bien sûr on prie, mais il y a un détachement, et on ne va pas se prendre pour des mystiques ! On pourrait dire qu’il se détache des biens spirituels, comme chez saint Jean de la croix qui dit qu’il faut se détacher non seulement de ses biens matériels mais aussi de ses biens spirituels. On croit qu’on a de la foi, de la charité, des charismes… mais il faut se détacher. Et Qohelet dit sa façon : détache-toi, reconnait que c’est de la paille, et que tu as soif de plus… Mais Qohelet ne développe pas, il ne va pas se prendre pour un mystique. Mangeons, buvons, travaillons…
« Il n’est pas d’homme assez juste sur la terre pour faire le bien sans jamais pécher » (7, 20). (Notons que cette observation prépare la doctrine du péché originel : il y a un état de l’homme déchu). Cette situation donne à Qohelet un étrange mélange de haine de soi et de tendresse pour soi… Il juxtapose« Je déteste la vie, car ce qui se fait sous le soleil me déplaît: tout est vanité et poursuite de vent » (2, 17) avec «Va, mange ton pain avec plaisir et bois ton vin d’un cœur joyeux, car Dieu a déjà approuvé tes actions » (9,7). Autrement dit, d’un côté je ne m’estime pas, et de l’autre, Dieu approuve mes actions. Même si la nature humaine est déchue, elle reste à l’image de Dieu. Il a quelque chose au fond du cœur humain qui reste incorrompu. De même, le regard de Qohelet sur la femme est une juxtaposition de pessimisme et d’amour : « Je trouve plus amère que la mort la femme, car elle est un piège » (7, 26), « une femme sur toutes, je ne la trouve pas » (7, 28), mais pourtant, « prends la vie avec la femme que tu aimes » (9, 9). Il ne s’agit pas de schizophrénie, il s’agit de l’humble constat que l’humanité n’est pas telle qu’elle devrait être. Elle est à la fois non-être et être, dans un entre deux insatisfaisant qui attend une rédemption. Dans un clair-obscur.
Comme Job qui reconnaissait qu’il ignorait tant de choses, Qohelet écrit : « De même que tu ne connais pas le chemin que suit le vent, ou celui de l’embryon dans le sein de la femme, de même tu ne connais pas l’œuvre de Dieu qui fait tout » (11, 5).
Cette conscience d’être ignorant ne laisse pas l’homme inactif et confère une saveur d’humilité : « Le matin, sème ton grain, et le soir ne laisse pas ta main inactive, car de deux choses tu ne sais pas celle qui réussira, ou si elles sont aussi bonnes l’une que l’autre» (11, 6).
Qohelet ne connait pas encore d’autre salut que la Torah de Moïse : « Crains Dieu et observe ses commandements, car c’est là le devoir de tout homme. Car Dieu amènera en jugement toutes les actions de l’homme, tout ce qui est caché, que ce soit bien ou mal » (12, 13-14).
Avant de conclure, voici une petite ouverture sur le mot « vanité ». Le mot vanité, en hébreu, Hevel, signifie buée, vapeur, bulle de savon pourrait-on dire. Ce mot pourrait être une évocation du nom Abel, en effet, en hébreu, vanité Hevel, a les mêmes consonnes que le nom Abel. Nous connaissons Caïn et Abel, les enfants d’Adam et Eve. Caïn qui est « acquis ». Abel qui est simplement défini comme « le frère de… ». Il était berger, menant une vie contemplative et quelque peu gratuite. L’un et l’autre offrirent un sacrifice. Caïn pensant que Dieu n’agréait pas son sacrifice fut pris de jalousie, et il tua Abel. Caïn a une descendance qui maîtrise le métal et fait une civilisation. Abel n’a construit aucune civilisation. Le livre de Qohelet serait alors un livre de résistance devant l’imposante civilisation grecque qui finalement descend de Caïn, une proclamation que ce qui existe vraiment, c’est Abel, la gratuité…
Retenons du livre de Qohelet, derrière un ton insolent, un cœur qui se laisse dépouiller, jusqu’à un certain rien. Mais derrière ce « rien », il y a la soif de « tout », de ce Dieu que Qohelet nomme à peine, tellement il est humble. Il pressent que Dieu est grand et que son cœur vide, Lui pourra le remplir…