Le rejet des idoles n’est pas nouveau. Gédéon et Elie avaient dénoncé l’attitude magique liée au culte des Baals. Ezéchiel avait résisté au culte fastueux de Marduk et le second Isaïe avait résisté à la séduction de Mazda et de l’universalisme abstrait de Cyrus. L’enjeu profond est toujours le même : préserver la relation avec le Dieu vivant.
En Egypte, où Jérémie avait trouvé asile avec quelques autres au temps de l’exil, une colonie juive s’est développée. Baruch reprend l’héritage de Jérémie et son appel continuel à l’intériorité « Nous avons écarté de nos cœurs la malice de nos pères » (Ba 3, 7) qui équivaut au langage de Jérémie « circoncisez votre cœur ! » (Jr 4, 4). L’exil redouble leur conscience d’être pécheurs, d’avoir fait le mal autrefois et de vivre au milieu de tentations qui souillent même le cœur qui s’y refuse. De l’Egypte, on regarde vers Jérusalem… Pour les anciens prophètes Jérusalem était ses habitants, Sion qui s’est débauchée et qui doit se réjouir au temps du pardon. Pour Baruch, Jérusalem est devenue une ville innocente qui pleure son dépeuplement et crie à ses enfants de persévérer (Ba 4, 12-29).
Les Grecs vénèrent les statues de leurs dieux qu’ils appelaient « eikônes = images » mais que les Juifs appellent « idoles » : on fait une image de ce qui existe, une idole de ce qui n’existe pas. Avec beaucoup de finesse, l’auteur du livre de la Sagesse a observé comment on se fabrique une idole. Le premier groupe d’idolâtres, séduit par la beauté du monde, s’arrête aux créatures (Sg 13, 1-9). Le second groupe vénère un être aimé, et il en transmet le culte aux générations suivantes, mais ce n’est qu’un amour humain et non pas Dieu (Sg 14, 12-16). Enfin, pour rendre hommage au souverain lointain, on lui dresse une statue, mais bientôt, c’est elle qu’on adore (Sg 14, 16-21).
Mais à ne pas suivre le mouvement de la masse, on s’attire la malveillance : « Traquons le juste ! disent les impies » (Sg 2, 2). Les impies sont les Juifs apostats séduits par l’hellénisme. Mais la justice est vengeresse (Sg 1, 8). La confiance du juste s’étend au-delà de la mort. Les justes resplendiront (Sg 3, 7, cf. Dn 12, 3). Dieu se révélera à eux comme à Moïse autrefois « Dieu de tendresse et de miséricorde, riche en grâce et en fidélité » (Ex 34, 6, cf. Sg 3, 9). Le monde est une épreuve, qui sait si le bonheur n’est pas d’en être délivré ? Le juste attend le jugement final (Sg 5).
L’hellénisme apporte non seulement des idoles, mais aussi des philosophies, les unes matérialistes, les autres immanentistes, fermées à la révélation de l’Alliance.
L’auteur du livre de la Sagesse connaît les philosophies et il est en contact avec ceux qui disent que la pensée sort de la matière. « Ils disent… la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœur » (Sg 2, 2). Notre Avant-propos a montré l’actualité de telles philosophies et leurs limites scientifiques (les expériences de Libet montrent que l’homme peut dominer pour interrompre un processus neuronal).
Il connaît aussi les philosophes stoïciens qui poursuivent une ligne de réflexion venant de Platon, et pour lesquels l’univers jouit d’une cohésion vitale grâce au souffle (en grec : pneuma, mot qui signifie aussi « esprit ») qui l’anime et qui est divin. Les stoïciens affirment l’immanence de la divinité, sa présence agissante dans l’univers, mais en excluant toute transcendance - « en considérant les œuvres, ils n’ont pas reconnu l’Artisan » (cf. Sg 13, 1-9) -, ils tombent dans un panthéisme. Le panthéisme exclut une attitude d’Alliance et conduit à une attitude fusionnelle. La vraie Sagesse consiste à recevoir ce qui nous entoure comme une lettre d’amour du Créateur.
La loi issue du désert, complétée dans les petits royaumes d’Israël et mise au point dans les humbles communautés juives de l’empire perse, faisait pauvre figure auprès de l’éloquence, de la subtilité, de la précision organisée du discours grec. Et pourtant, rien ne remplace la révélation biblique, qui est, comme l’a compris le Siracide, la révélation d’une Alliance. Alliance avec Noé, avec Abraham et Jacob (Si 44), Moïse enseigne l’Alliance, et Dieu conclut une alliance éternelle avec Aaron, une alliance de paix avec Pinhas, et une alliance royale avec David (Si 45).
Ainsi, l’homme est une créature au milieu du foisonnement des êtres créés, mais il a une place très noble, car il est élevé au rang du partenaire de l’Alliance :
« A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,
la lune et les étoiles, que tu fixas,
qu’est donc le mortel, que tu t’en souviennes,
le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter?
A peine le fis-tu moindre qu’un dieu;
tu le couronnes de gloire et de beauté. » (Ps 8, 4-6)
Le Siracide aime évoquer les champions de la fidélité à l’Alliance : Pinhas, Caleb, Elie, Josias…
Mais comment dire à la fois la grandeur de Dieu et le mystère non moins insondable de sa familiarité avec l’homme ? C’est alors qu’intervient le discours sur la Sagesse. Elle est de l’entourage de Dieu, et se fait la compagne de l’homme. Son nom veut dire dextérité, compétence. Le monde est son miroir. Elle est Dieu qui se donne, mais elle est aussi le chemin de l’homme qui va vers son Créateur. Et nous pourrions dire qu’elle est chemin, vérité et vie ! Mystère d’Alliance.
Finalement, le Siracide identifie la Sagesse avec la Torah :
« La Sagesse fait son propre éloge, […] "Je suis issue de la bouche du Très-Haut […] ceux qui font mes œuvres ne pécheront pas […] Tout cela n’est autre que le livre de l’alliance du Dieu Très-Haut, la Loi promulguée par Moïse, laissée en héritage aux assemblées de Jacob » (Siracide 24, 1-23).
A la même époque, Baruch ose reprendre l’appel du Deutéronome : « Ecoute Israël ! » (Ba 3, 9 ; Dt 5,1) et tandis que le Deutéronome disait « tu as abandonné l’Alliance », Baruch dit : « Tu as abandonné la source de la Sagesse » (Ba 3, 12, et Dt 29, 24). Baruch renchérit : « Dieu a scruté d’un bout à l’autre le chemin de la connaissance […] elle est le Livre des commandements » (Ba 3, 37 à 4, 1).
Il ne faut pas demander aux Proverbes de définir l’être métaphysique de la Sagesse : tantôt elle apparait comme un attribut divin qui précède la création (Pr 3, 19-20), tantôt comme une créature antérieure à toutes les autres (Pr 8, 22). L’important, c’est que, venue de Dieu, elle puisse être communiquée aux hommes et réparer leur mal à la manière d’un « arbre de vie » (Pr 3, 18).
L’auteur du livre de la Sagesse s’explique par des images : la Sagesse est un miroir sans tache de l’activité de Dieu. Autrement dit, si la Sagesse est active, c’est qu’elle reproduit l’action lumineuse et bienveillante de Dieu. La Sagesse est aussi comme le parfum qui suppose la source qui l’exhale (Sg 7, 25-26).
Puisqu’elle a une origine divine, l’homme prie Dieu (attitude d’Alliance) pour obtenir la sagesse (Sg 9, 1-18)[1].
Enfin, ce que l’on retrouve aussi dans le Siracide, la Sagesse se révèle aux hommes dans l’histoire du salut. C’est pourquoi le livre de la Sagesse se prolonge par une méditation priante (un midrash) des évènements de l’Exode (Sg 10-19)[2]. Le texte est enthousiaste. On dirait qu’en évoquant la libération, le sage s’est senti libéré.
Nous avons vu que pour Baruch et le Siracide, la Sagesse, c’est la Loi. Comment la sagesse, qui s’ébattait en présence de Dieu quand il créait l’univers (Pr 8, 30) peut-elle être « enfermée » dans une loi ?
A ce problème, les pharisiens ont répondu en complétant la loi écrite par la loi orale (alors que les Sadducéens au contraire les séparent clairement). Les chrétiens, quant à eux, lisent la loi avec l’intelligente liberté de la nouvelle Alliance (1Co 1, 30 ; 2 Co 3, 4-17).
Le Christ est appelé Sagesse de Dieu (1Co 1, 24-30).
Comme la Sagesse, il est l’image du Dieu invisible, le reflet de la gloire du Père (Col1, 15 ; He 1, 3 et Sg 7, 26).
Les ténèbres, le mal, ne peuvent atteindre le Verbe qui est la lumière, comme déjà la Sagesse était hors de leur emprise (Jn 1, 5 et Sg 7, 30).
La Sagesse est la compagne de Dieu dans la création, comme le Verbe (Jn 1, 1-3 et Sg 9, 1-9).
La Sagesse reçoit de Dieu la connaissance de toutes choses, comme le Fils le dira de lui-même (Jn 5, 20 et Sg 8, 4 ; 9, 9).
Elle partage le trône de Dieu et Jésus ressuscité reçoit cette place d’honneur (Mc 16, 19 ; Ap 3, 21 et Sg 9, 4). Jésus, comme la Sagesse, est le chemin de la vie (Jn 17, 3 et Sg 8, 17).
L’Esprit Saint et la Sagesse sont deux façons de nommer le même don (Sg 9, 17), et ailleurs, il est question de l’Esprit de Sagesse (Sg 7, 7). La Sagesse pénètre tous les esprits (Sg7, 23) comme l’Esprit du Seigneur qui remplit l’univers (Sg 1, 7). Qui donc connaît les secrets de Dieu sinon l’Esprit de Dieu qui est en lui (1Co 2, 10-11), mais la sagesse aussi connaît tous les secrets de Dieu (Sg 8, 4-8…). L’Esprit Saint nous souffle ce que nous avons à dire (Mt 10, 20), comme la Sagesse est l’inspiratrice de nos paroles (Sg 7, 27 ; 8, 11). La Sagesse était une personnification, une image. L’Esprit Saint est une personne…
La Sagesse vient de Dieu (Sg 7, 25-26) et elle est un don de Dieu (Sg 8, 21 ; 9, 17 ; cf. 1, 5) c’est pourquoi l’homme ne pourra jamais la sonder entièrement : « Car ses pensées sont plus vastes que la mer, ses desseins plus grands que l’abîme » (Si 24, 23-27).
La Sagesse est sans limite, le commandement de Dieu ouvre une perspective large, infiniment large : « De toute perfection j’ai vu le bout : combien large, ton commandement ! » (Ps 119, 96)
Rabbi Eliezer († 90) disait que même si toutes les mers étaient de l’encre et tous les hommes des scribes, cela ne suffirait pas pour écrire la Torah qu’il a apprise.[3]Et Rabbi Akiba : « De la Torah je n’ai pas capté plus que ce que capte celui qui sent un cèdre : il respire le parfum mais le cèdre ne perd rien »[4].
C’est sur ce fond culturel que jaillit le cri de l’apôtre Paul : « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies incompréhensibles ! » (Rm 11, 33)
Pour Marie aussi, les projets de Dieu sont plus grands que ses propres pensées.
Lors des premières paroles que lui adresse l’ange Gabriel, il est dit : « A cette parole elle fut toute troublée, et elle se demandait ce que signifiait cette salutation » (Lc 1, 29). Ensemble avec Joseph, elle est étonnée des choses que Syméon dit de l’enfant (Lc 2, 33)[5]. Après avoir trouvé Jésus au temple, sa méditation est fidèle (Lc 2, 51), elle est tournée vers une explication future. La tradition salue la mère de Jésus comme étant le trône de la Sagesse, ou même comme étant la Sagesse créée, pour la différencier de Jésus, Sagesse incréée et incarnée. L’icône de la Sainte Sophia (Sagesse) représente le Christ, Marie et l’Eglise.
A la veillée pascale, nous lisons Baruch 9 à 4,4 : Dieu offre aux hommes la vraie sagesse. Et nous lisons Isaïe : « Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sont élevées mes voies au-dessus de vos voies, et mes pensées au-dessus de vos pensées » (Is 55, 9). Pour franchir le traumatisme de la Passion, il faut cette sagesse qui ouvre à une explication future et à autre chose…
© Françoise Breynaert
[1] Maurice GILBERT, Les cinq livres des sages, Cerf, 2003, p. 243-246
[2] Dans son commentaire des plaies d’Egypte, l’auteur prouve que l’on est puni par où l’on a péché, et il souligne le contraste entre les châtiments des ennemis de Dieu et les bienfaits de Dieu à l’égard de ses enfants. Enfin, son commentaire amplifie les choses, la manne ou la colonne de feu sont décrites avec un luxe de détails.
[3]Cantica Rabbah 1,3.1 ed. M. Simon, The Soncino Press, London 1977, 36
[4]Cantica Rabbah 1,3.1 ed. M. Simon, The Soncino Press, London 1977, 37
[5]Cf. A. SERRA, Memoria e contemplazione (Lc 2,19.51b), dans “Theotokos” VIII (2000), p. 821-859.