« Alors il leur dit : "Mon âme est triste à en mourir,
demeurez ici et veillez avec moi."
Etant allé un peu plus loin,
il tomba face contre terre en faisant cette prière :
"Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi !
Cependant, non pas comme je veux,
mais comme tu veux." » (Mt 26, 38-39)
Le 2° concile de Latran est marqué par le pape Martin 1er et saint Maxime le Confesseur. Tous les deux seront ensuite arrêtés par l’empereur de Constantinople, ils mourront en exil, et saint Maxime aura la langue coupée et la main tranchée... Nous voyons que ce ne sont pas les empereurs qui ont dicté les conciles, et pour défendre la vérité du Christ, les hommes d’Eglise ont payé de leur vie.
A cette époque, pour défendre l’unicité de la personne du Christ, on était tenté d’amputer son humanité. Certains pensaient qu’il n’y avait qu’une volonté (monothélisme), qu’une énergie (monoénergisme). Apparemment, il était séduisant de dire que le Christ n’ait qu’une volonté, au moins, il ne serait pas schizophrène. Seulement, dire que le Christ n’a qu’une volonté, la volonté divine, c’est amputer son humanité ; la réaction de saint Maxime le confesseur et du pape Martin 1erconsiste à dire qu’il fallait que le Christ, pour nous sauver, vive le drame de la liberté humaine. La liberté de dire non, et la liberté de dire oui à la vocation humaine, à sa participation à la vie divine. « Et ainsi, saint Maxime affirme avec une grande décision : l’Ecriture Sainte ne nous montre pas un homme amputé, sans volonté, mais un véritable homme complet: Dieu, en Jésus Christ, a réellement assumé la totalité de l’être humain - excepté le péché, bien évidemment - et donc également une volonté humaine. »[1]
De plus, il y a une dimension cosmique. Le Christ résume l’homme, et l’homme est un microcosme, il condense le cosmos (microcosme). Si l’homme est bien à sa place, s’il accomplit sa vocation, dans un Oui au Créateur, alors tout le cosmos trouve son orientation (son tropisme), notamment dans la liturgie, la louange.
Observons un peu plus dans le détail la progression de la réflexion.
La discussion s’engage sur l’agonie de Jésus à Gethsémani. Jésus prie « Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi », et, avec une sueur de sang, « non par ma volonté mais la tienne ».
Avant saint Maxime, l’exclamation de Jésus « Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! » était interprétée de deux manières : soit comme une faiblesse de la chair sans portée morale, soit comme une parole prononcée en notre nom, dans une sorte d’assimilation de notre nature pécheresse. Ces raisonnements insuffisants ont conduit à l’hérésie du monothélisme, c’est-à-dire à ne voir en Jésus qu’une seule volonté, la volonté divine.
En l’an 641, la solution de saint Maxime (Opuscule 6) est une nouveauté importante et, en l’an 649, le 2° concile de Latran en reprendra la formulation finale.
Saint Maxime observe que le refus « Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi ! » est inséparable de l’acceptation qui suit « Cependant, non pas ma volonté, mais la tienne », et comme ce refus ne peut pas être attribué à la volonté divine (ce serait une absurdité, la volonté divine veut la « coupe » qui donnera le salut), ce refus et l’acceptation qui suit doivent donc être attribués à la volonté humaine de Jésus et sont la preuve d’une volonté humaine entière, libre, souveraine, distincte de la volonté divine mais non contraire.
Il faut donc dire :
Premièrement, dans le Christ, entre la volonté humaine et la volonté divine, il y a un accord.
Deuxièmement, en tant qu’il est homme, le Christ obéit au Père (et il y a une valeur morale à cela).
Troisièmement, en tant qu’il est Dieu, le Christ veut avec le Père, dans une volonté commune.
« Si tu prends la phrase : "Père, s’il est possible, que cette coupe s’éloigne de moi" - phrase qui semble exprimer la répulsion – "comme venant d’un homme, non pas de celui que nous considérons dans le Sauveur- car son vouloir n’est en rien contraire à Dieu puisqu’il est tout divinisé – mais d’un homme de notre sorte, attendu que la volonté humaine ne suit pas toujours Dieu mais que le plus souvent elle lui résiste et lutte contre lui", selon ce que dit le divin Grégoire, / que penses-tu alors de la suite de sa prière : "Non pas ce que je veux, mais que ta volonté triomphe" ? Exprime-t-elle la répulsion ou le courage ? Un suprême consentement ou un désaccord ? En vérité, elle n’exclus pas ce qui est voulu, à savoir le refus de la coupe, mais tu le rapporteras à la Divinité commune et sans commencement laquelle, de façon négative, tu as ramené le fait de vouloir. Mais si rien que de penser cela est détestable, alors il est clair que cette négation "non ce que je veux", qui exclut totalement la contrariété, présente l’accord de la volonté humaine du Sauveur avec la volonté divine qui est à la fois la sienne et celle du Père, car le Verbe tout entier a assumé cette nature toute entière et il l’a toute divinisée par l’assomption. Ainsi, selon que pour nous, il était devenu comme nous, il disait humainement à son Dieu et Père : "que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne qui triomphe", car lui-même qui était Dieu par nature, il avait aussi, en tant qu’homme, comme volonté, l’accomplissement de la volonté du Père.
C’est pourquoi, selon les deux natures à partir desquelles, dans lesquelles et desquelles il était l’hypostase, il était reconnu comme étant par nature à même de vouloir et d’opérer notre salut, ce salut que d’une part il voulait conjointement avec le Père et le Saint Esprit et pour lequel d’autre part" il s’est fait obéissant" au Père "jusqu’à la mort et la mort de la croix". Il a ainsi accompli lui-même, par le mystère de sa chair, la grande œuvre de l’Economie en notre faveur »[2].
« Autre » ne signifie pas « contraire ».
Il ne faut pas confondre altérité (être « autre ») et contrariété (s’opposer) : la nature humaine est différente de la nature divine, et par conséquent, la volonté humaine du Christ est d’une nature différente de la volonté divine, elle est « autre », mais elle n’est pas « contraire ».
« Ces deux volontés et opérations appartiennent à celui qui n’a de contrariété en aucune des deux, bien qu’il garde en tout la différence des natures à partir desquelles, en lesquelles il est lui-même par nature »[3].
Les deux volontés dans le Christ : accord, volonté commune, obéissance.
Dans la même personne du Christ, saint Maxime le Confesseur exprime le rapport entre sa volonté humaine et sa volonté divine par le mot « accord » (en grec : « sumphuïa », comme dans « symphonie » en langue française).
« Il est clair que cette négation : "non ce que je veux", qui exclut totalement la contrariété, présente l’accord de la volonté humaine du Sauveur avec la volonté divine qui est à la fois la sienne est celle du Père »[4].
En tant qu’il est Dieu, le Christ veut avec le Père (en grec : « suneudokôn »), leur volonté est commune. La volonté du Père est également possédée par le Christ en tant que le Christ est Dieu. Les trois Personnes divines ont la même volonté, la même opération, le même amour, la même sagesse, la même vie, etc. Elles ne se distinguent que par leurs relations.
« Ce salut que d’une part il [le Christ en tant qu’il est Dieu] voulait conjointement (suneudokôn) avec le Père et le Saint Esprit… »[5].
En tant qu’il est homme, le Fils « obéit » au Père et non pas à lui-même. L’obéissance caractérise un rapport entre deux Personnes (ou hypostases). Saint Maxime le Confesseur, comme saint Paul dans l’hymne aux Philippiens distingue donc la kénose (voulue par Dieu dans l’Incarnation) de l’humiliation du Christ qui se fait obéissant :
« Ce salut […] pour lequel d’autre part « il [le Christ en sa nature humaine] s’est fait obéissant au Père « jusqu’à la mort et la mort de la Croix »[6].
Le Christ EST deux natures.
Notons aussi que Maxime le confesseur dit non seulement que le Christ a deux natures (humaine et divine) mais qu’il EST deux natures. De cette manière, il n’y a pas de place pour une troisième volonté (celle du Christ) en plus de sa volonté humaine et de sa volonté divine.
« … En vérité, il est proprement les natures mêmes à partir desquelles, en lesquelles il est. Existant par nature à partir de la divinité et de l’humanité, en la divinité et en l’humanité, le Christ est par nature Dieu et homme, et absolument rien d’autre »[7].
Logos et tropos (Nature et penchant).
Saint Maxime le Confesseur explique qu’une nature est définie par un « logos ». Tous les hommes, Adam qui a été façonné par Dieu, nous qui sommes nés d’une semence humaine, le Christ qui a été conçu virginalement, tous les hommes ont la même nature, le même logos.
En plus du « logos », il y a le « tropos » (mot qui en français donne tropisme, qui signifie mouvement, tendance, inclination).
Notre tropos peut :
- être conforme à notre nature (les vertus),
- être opposé à notre nature (le péché),
- dépasser, sans la falsifier, notre nature (déification).
Textes choisis :
« L’opposition à la raison et à la loi a pour cause le tropos du mouvement qui correspond à un mauvais usage, et non le logos de la puissance qui est conforme à la nature. […] Mais le vouloir humain du Sauveur, comme tout ce qui est humain en lui, bien qu’il fût naturel, n’était cependant pas celui d’un homme pur et simple comme nous, puisque, d’une façon supérieure à nous, il était totalement divinisé par l’union… »[8].
« Par tout ce qu’il est devenu à cause de nous et tout ce qu’Il a fait pour nous, il a confirmé la vérité de son Incarnation, sans jamais falsifier ni notre nature, ni rien de ce qui lui appartient de manière naturelle et irréprochable, bien qu’il ait divinisé cette même nature avec toutes ses propriétés, comparable au fer incandescent, la rendant tout entière capable d’accomplir des œuvres divines en la compénétrant par l’union, étant devenu un avec elle, sans confusion, selon la même et unique hypostase »[9].
Ces deux textes nous concernent aujourd’hui : nous ne sommes pas seulement une nature humaine, mais nous avons un tropisme vers Dieu, une orientation vers le Créateur. Et, notre déification (ou divinisation) rend l’homme parfaitement humain : la divinisation est la véritable et suprême humanisation de l’homme.
L’énergie "théandrique". Jésus n’est pas schizophrène.
En la personne du Christ sont présentes et unies deux natures parfaites, humaine et divine, avec deux volontés et deux énergies.
Maxime le confesseur parle d’une « énergie théandrique » : l’étymologie de ce mot est formée de « Théo » (Dieu) et « Andros » (homme). « Théandrique » signifie « divin et humain ». Ce mot est très utile pour parler des actes concrets du Christ. Le deuxième concile de Latran reprend ce mot.
Si la volonté et la capacité d’agir appartiennent aux deux natures, un acte de volonté déterminé appartient à la personne de Jésus-Christ.
Dans un acte précis de Jésus agit une énergie « théandrique »[10]où confluent les deux volontés et les deux libertés (humaine et divine), dans la synergie.
Jésus n’est pas schizophrène, il n’est pas dissocié ; les deux volontés ne sont pas un dédoublement de sa personnalité, l’unité de la personne est sauvegardée (monadikos)[11], dans chaque acte concret, agit l’énergie théandrique.
En l’an 649, le 2° concile de Latran définit l’unité du Christ ainsi :
« …et de même que nous confessons ses deux natures unies sans confusion, de même aussi ses deux volontés naturelles, la divine et l’humaine, pour confirmer parfaitement et sans amoindrissement qu’un seul et même, Jésus Christ notre Seigneur et Dieu, est vraiment Dieu parfait et homme parfait en toute vérité, et qu’ainsi il a voulu et opéré divinement et humainement notre salut » (DS 500).
Le concile condamne ensuite certaines erreurs :
« Canon 1. Si quelqu’un ne confesse pas, selon les saints Pères, en un sens propre et véritable, le Père et le Fils et le Saint-Esprit, trinité dans l’unité et unité dans la trinité, c’est-à-dire un seul Dieu en trois hypostases consubstantielles et de même gloire, et pour les trois une seule et même divinité, nature, substance, puissance, Seigneurie, royauté, autorité, volonté, opération, incréée, sans commencement, inconcevable, immuable, créatrice de tous les êtres et qui les protège, qu’il soit condamné » (DS 501).
« Canon 2. Si quelqu’un ne confesse pas, selon les saints Pères, en un sens propre et véritable qu’un de la sainte, consubstantielle et adorable Trinité, Dieu le Verbe lui-même, est descendu du ciel, s’est incarné de l’Esprit Saint et de Marie toujours vierge, s’est fait homme dans la chair, a été crucifié pour nous, a été enseveli, est ressuscité le troisième jour, est monté au ciel et siège à la droite du Père ; reviendra avec la gloire du Père avec la chair prise par lui et animée par l’intellect, pour juger les vivants et les morts, qu’il soit condamné » (DS 502).
« Canon 10. Si quelqu’un ne confesse pas, selon les saints Pères, en un sens propre et véritable, deux volontés du même et unique Christ notre Dieu unies dans un même accord, la divine et l’humaine, du fait que par chacune de ses deux natures le même a voulu, par nature, notre salut, qu’il soit condamné » (DS 510).
«Can. 11. Si quelqu’un ne confesse pas, selon les saints Pères, en un sens propre et véritable, deux opérations, unies dans un plein accord, du même et unique Christ notre Dieu, la divine et l’humaine, puisque selon chacune des deux natures il est, par nature, l’opérateur de notre salut, qu’il soit condamné » (DS 511).
« Canon 15. Si quelqu’un, selon les hérétiques impies, considère dans sa folie l’opération divino-humaine que les grecs appellent "théandrique" comme une seule et même opération, mais ne la confesse pas, selon les saints Pères, comme double, c’est-à-dire divine et humaine, ou considère que cette nouvelle appellation "divino-humaine" désigne une seule opération, mais ne signifie pas l’union admirable et glorieuse des deux, qu’il soit condamné » (DS 515).
Ce concile nous concerne tous, car nous avons tous à unir notre volonté à celle de Dieu. Ce que nous enseigne la christologie, c’est que l’union de notre volonté humaine avec la volonté divine ne va pas nous rendre schizophrène, mais que, au contraire, cette union correspond au tropisme de notre nature. La volonté de Dieu va épanouir notre nature. Cette union va transfigurer le cosmos. La création toute entière aspire à la révélation des fils de Dieu (Rm 8). Toute la création, le cosmos entier, sera délivrée quand les hommes uniront leur volonté à celle de Dieu, par la grâce du baptême (Rm 6).
La christologie parle du sens de notre vie, et du sens de l’histoire. La christologie fait comprendre le Christ qui est la clé de l’homme, la clé du monde. Il y a bien deux volontés, l’humaine et la divine, mais elles sont appelées à confluer dans une synergie. Résumant la pensée de saint Maxime, Benoit XVI dit : « A l’homme, créé à son image et à sa ressemblance, Dieu a confié la mission d’unifier le cosmos. Et comme le Christ a unifié en lui-même l’être humain, en l’homme le Créateur a unifié le cosmos. Il nous a montré comment unifier dans la communion du Christ le cosmos et arriver ainsi réellement à un monde racheté »[12].
Le 3° concile (6° concile œcuménique) de Constantinople (680-681) résume tout cela en disant :
« Conservant totalement ce qui est sans confusion ni division, nous proclamons le tout dans une formule concise : croyant que l’un de la Trinité est aussi après l’Incarnation notre Seigneur Jésus Christ, notre vrai Dieu, nous disons qu’il a deux natures brillant dans son unique hypostase. En elle, tout au long de son existence selon l’économie, il a manifesté ses miracles et ses souffrances, non pas en apparence, mais en vérité. La différence naturelle en cette unique hypostase même se reconnaît à ce que l’une et l’autre nature veut et opère ce qui lui est propre en communion avec l’autre. Pour cette raison nous glorifions deux vouloirs et deux activités naturels concourant l’un avec l’autre au salut du genre humain » (DS 558).
© Françoise Breynaert
[1] BENOIT XVI, Audience générale du 25 juin 2008.
[2] St MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 6 (PG 65A-68D, traduction par F-M LETHEL, Théologie de l’agonie du Christ, Beauchêne, Paris 1979, p. 90)
[3] St MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 6, § 4 (PG 65A-68D traduction par F-M LETHEL, Ibid., p. 88)
[4] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 6, § 8 (PG 65A-68D traduction par Léthel, Théologie de l’agonie du Christ, Beauchêne, Paris 1979, p. 90)
[5] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 6, § 10 (PG 65A-68D traduction par Léthel, Ibid., p. 90)
[6] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 6, § 10 (PG 65A-68 D traduction par Léthel, Ibid., p. 90)
[7] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 9, § 646-648 (PG 121 B, traduction par Léthel, Ibid., p. 80)
[8] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 20 (PG 236 C D, traduction par Léthel, Ibid., p. 75-76)
[9] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Opuscule 4 (PG 60 AC, traduction par Léthel, Ibid., p. 66)
[10] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Ambiguorum liber, PG 91,1056 BC.
[11] ST MAXIME LE CONFESSEUR, Ambiguorum liber, PG 91,1044D
[12] BENOIT XVI, audience générale du 25 juin 2008