L'unité qui est à notre portée est l'unité de la date de Pâque. Elle est même indispensable étant donné que l'Eglise est née de la Croix et de la Résurrection.
Le concile de Nicée ordonna de célébrer la fête de Pâque le dimanche qui suit la pleine lune de printemps, en d’autres termes, le dimanche qui suit la pleine lune qui suit le 21 mars. Les deux dates extrêmes sont donc le 22 mars et le 25 avril.
On sait d’autre part que les Eglises orientales n’ont accepté que difficilement la réforme du calendrier opéré par Grégoire XIII en l’an 1582. La plupart de ces Eglises orientales ont supprimé le retard de 13 jours pour les fêtes fixes mais elles ont conservé l’ancien calendrier pour le calcul de la fête de Pâques. Elles ont conservé l’ancien calendrier appelé julien, qui est en retard de 13 jours. Supposons une année où la pleine lune de printemps tombe le samedi 21 mars, les Occidentaux célèbrent Pâque le 22 mars. Mais pour les orientaux, ce jour ne serait que le 8 mars, de sorte que cette pleine lune n’est pas encore celle du printemps et qu’ils attendront la pleine lune du 7 avril du calendrier julien pour fêter Pâque le dimanche d’après, 5 semaines après les Occidentaux !
L’unité de la date de Pâque est difficile à obtenir si l’on demande à des églises orthodoxes, déjà divisées entre elles, de se décider ensemble pour changer de calendrier. Le changement est objectivement plus facile à organiser de la part d’une seule église centralisée ; bien que le calendrier grégorien adopté par l’Eglise latine ait sa raison d’être, il est peu compliqué d’adopter la date fixée par les autres églises.
Il faut ensuite comprendre pourquoi tant de chrétiens orthodoxes restent attachés à leur date de Pâques. C’est en grande partie à cause du miracle de la lumière incréée chaque Samedi Saint. Ceci nous invite à considérer que l'Eglise orthodoxe n'a jamais oublié la richesse du Samedi Saint, alors que l’Eglise latine doit la plupart de ses dérives à l’oubli d’une partie de la signification théologique du Samedi Saint, ─ celle qui concerne la Bonne nouvelle aux défunts ─ ce qu’il nous d’abord faut expliquer.
Le Samedi Saint et la Bonne nouvelle aux défunts
L’Ecriture sainte nous enseigne plusieurs vérités inséparables :
Jésus, en tant qu’il est vrai Dieu et vrai homme, est l’unique sauveur, l’unique rédempteur. Cette vérité n’exclut pas du salut ceux qui ont vécu avant l’Incarnation ou qui n’ont pas été évangélisés parce qu’il y a une seconde vérité, inséparable de la première.
Jésus mort et ressuscité annonce la bonne nouvelle à ceux qui sont morts. De cette manière, tous les hommes ont la possibilité d’être sauvés et de venir à la lumière. La rencontre avec Jésus à l’heure de la mort ne déresponsabilise personne pendant la vie sur la terre, car si nos œuvres sont mauvaises, à l’heure de la mort nous fuirons Jésus et son salut (Jn 3, 20) ! Le témoignage des Ecritures est unanime. Le Christ se manifeste spirituellement aux défunts, il attire, il illumine. Avant le jugement dernier, au plan individuel, les morts entendent la voix du Fils de Dieu et vivent (Jn 5, 25-27 ; 1P 4, 6).
Le catéchisme de l’Eglise catholique dit :
« "La Bonne Nouvelle a été également annoncée aux morts…" (1P 4,6).
La descente aux enfers est l’accomplissement, jusqu’à la plénitude, de l’annonce évangélique du salut.
Elle est la phase ultime de la mission messianique de Jésus, phase condensée dans le temps mais immensément vaste dans sa signification réelle d’extension de l’œuvre rédemptrice à tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, car tous ceux qui sont sauvés ont été rendus participants de la Rédemption. » (CEC 634)
« Le Christ est donc descendu dans la profondeur de la mort (cf. Mt 12,24 ; Rm 10,7 Ep 4,9) afin que "les morts entendent la voix du Fils de l’Homme et que ceux qui l’auront entendue vivent" (Jn 5,25). Jésus, "le Prince de la vie" (Ac 3,15), a "réduit à l’impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable, et a affranchi tous ceux qui leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort" (He 2,14-15). Désormais le Christ ressuscité "détient la clef de la mort et de l’Hadès" (Ap 1,18) et "au Nom de Jésus tout genou fléchit au ciel, sur terre et aux enfers" (Ph 2,10).
"Un grand silence règne aujourd’hui sur la terre, un grand silence et une grande solitude. Un grand silence parce que le Roi dort. La terre a tremblé et s’est calmée parce que Dieu s’est endormi dans la chair et qu’il est allé réveiller ceux qui dormaient depuis des siècles... Il va chercher Adam, notre premier Père, la brebis perdue. Il veut aller visiter tous ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. Il va pour délivrer de leurs douleurs Adam dans les liens et Eve, captive avec lui, lui qui est en même temps leur Dieu et leur Fils ... ‘Je suis ton Dieu, et à cause de toi je suis devenu ton Fils. Lève-toi, toi qui dormais, car je ne t’ai pas créé pour que tu séjournes ici enchaîné dans l’enfer. Relève-toi d’entre les morts, je suis la Vie des morts’" (Ancienne homélie pour le Samedi Saint). » (CEC 635).
Les premiers pères de l’Eglise (Saint Clément d’Alexandrie, Hermas, saint Hilaire de Poitiers etc.) enseignaient la rencontre du Christ avec les défunts, ils commentaient les textes du Nouveau Testament qui évoquent la prédication du Christ aux morts (Jn 5, 25-27 ; 1P 4, 6) : le passage de la mort a donc une consistance existentielle.
Saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone, qui a vécu en Afrique du Nord et composé une imposante œuvre écrite, en latin, a eu une influence décisive (sur la pensée occidentale surtout). Or il a ôté de l’édifice de la doctrine chrétienne la prédication du Christ aux défunts (Jn 5, 25) : il est le premier à ne plus lire Jn 5, 25-27 comme une rencontre entre le Christ et les défunts [1]. Au plan collectif, il donne aussi aux versets d’Apocalypse 20, 4-6 une signification purement terrestre [2].
Avant saint Augustin, la parabole (Mt 22, 2-13) est commentée comme une description de l’entrée dans la vie éternelle, ce qui donne une consistance propre au passage dans l’Au-delà, qui n’est donc pas un simple passage de porte. Ainsi pensent saint Hilaire de Poitiers (315-367) [3], saint Jean Chrysostome (350-407) [4] et saint Jérôme (348-420) [5]. Mais pour saint Augustin, cette parabole n’évoque pas l’entrée dans le royaume éternel [6], et il en sera de même pour saint Grégoire le grand (vers 540-604) et l’Eglise latine.
Bref, saint Augustin amorce dans la tradition de l’Eglise un tournant à partir duquel s’estompe la méditation sur ce qui donne une certaine consistance à l’événement du passage dans l’Au-delà. En abandonnant l’annonce de la Bonne Nouvelle aux défunts, il transforme la mort en une simple porte, avec des conséquences qui ne sont pas apparues tout de suite, mais qui se sont développées au fil des siècles.
Progressivement, par déduction logique, certains en arrivent à penser que les non-chrétiens sont damnés (par quel « Dieu d’amour » ?) Une certaine compréhension de l’expression « hors de l’Eglise point de salut » est devenue intenable (l’expression originale visait les chrétiens eux-mêmes, pour les exhorter à la fidélité).
En compensation, progressivement, saint Thomas d’Aquin avait suggéré que les non-chrétiens pouvaient avoir une foi implicite [7]. A sa suite, et logiquement, K. Rahner suggère l’existence de « chrétiens anonymes », chrétiens sans le savoir. Finalement, on a dit, et en haut lieu, que la rédemption du Christ est reçue sans annonce du Christ [8]. Toutes ces choses sont impossibles : « En effet, quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Mais comment l’invoquer sans d’abord croire en lui ? Et comment croire sans d’abord l’entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? » (Rm 10, 13-14)
Mais va-t-on condamner des déductions logiques ? Il faut plutôt annuler le point de départ de ces déductions : l’oubli de la Bonne Nouvelle annoncée aux défunts.
Dire que la rédemption du Christ est reçue sans contact avec le Christ a pour corollaire le fait que le salut n’a pas lieu dans une véritable rencontre vivante, et cela amène une impasse morale et théologique:
« Parfois, dans les discussions sur les problèmes nouveaux et complexes en matière morale, il peut sembler que la morale chrétienne soit en elle-même trop difficile, trop ardue à comprendre et presque impossible à mettre en pratique. C’est faux, car, pour l’exprimer avec la simplicité du langage évangélique, elle consiste à suivre le Christ, à s’abandonner à Lui, à se laisser transformer et renouveler par sa grâce et par sa miséricorde qui nous rejoignent dans la vie de communion de son Eglise. » (Jean-Paul II, Veritatis Splendor 119)
Toujours avec la bonne intention de ne pas dire que les non-chrétiens sont damnés, certains ont pensé que le contact, plus ou moins vague avec l’Eglise pouvait être équivalent au contact avec le Christ. On passe de l’image de l’Eglise comme « corps du Christ » (1Co 12) à une identification physique ou morale de l’Eglise avec le Christ.
Si nous disons qu’avant l’Incarnation tous les hommes ont eu un contact avec le Sauveur, alors l’Incarnation est inutile ! En corollaire, évoquer Marie dans le mystère du Christ devient négligeable. Bien vite, le discours sur Marie dans le mystère de l’Eglise perd sa valeur.
Un autre type de raisonnement, tout aussi contradictoire avec le Nouveau Testament a été d’imaginer que l’enfer ne soit que virtuel. Mais alors était-ce bien la peine que Jésus parle de l’enfer et accomplisse la Rédemption au prix de la croix ? C’est pourtant le raisonnement d’un très grand théologien, Urs von Balthasar. Le volume et la complexité de son œuvre écrite ne parvient pas à cacher ni la contradiction interne ni l’omission de cette vérité que le Christ est venu pour détruire l’œuvre du diable (1Jn 3, 8) : si diable il y a, l’enfer n’est donc ni vide, ni virtuel.
Si l’enfer n’est que virtuel, on pourrait dire aussi que le bien et le mal n’existent pas et qu’il n’existe que des choses plus ou moins justes selon le contexte. Ce serait une régression non seulement en deçà du christianisme mais en deçà de toute la quête de sens de l’humanité qui traduit l’existence en nous d’une loi naturelle. Il faut au contraire dire que « l’autonomie de la raison ne peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle-même » [9].
Conclusion
Certes, la Bonne nouvelle aux défunts dépasse le simple mystère du samedi saint et de la « descente aux enfers (séjour des morts) » à la rencontre des justes défunts d’avant le Christ. Elle concerne « tous les hommes de tous les temps », jusqu’à nos jours.
Dans l’Eglise latine, saint Augustin n’avait fait qu’amorcer un tournant. Les siècles de réflexion logique se sont chargés d’en tirer les conséquences, et elles sont immenses. Saint Augustin en serait sans doute effrayé… Son intention était tellement modeste, il voulait simplement, au plan pastoral, réveiller les chrétiens et leur dire de ne pas attendre l’heure de la mort pour se convertir.
Cependant, pour manifester que l’Eglise latine renoue avec la Bonne nouvelle aux défunts, il serait éloquent qu’elle soit celle qui accepte de changer la date de Pâque pour adopter le calendrier honoré par le miracle de la lumière incréée le Samedi Saint.
[1] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIII, 1, 1.
[2] Saint Augustin, La Cité de Dieu, Livre XX, 7.
[3] Saint Hilaire de Poitiers, Commentaire de l’Evangile de Matthieu, Sources chrétiennes n° 258, Cerf, Paris, p. 145-151.
[4] Saint Jean Chrysostome, Homélies sur saint Matthieu, n° 69. Dans les Œuvres complètes de saint Jean Chrysostome, par l’abbé Bareille, tome 12, p. 601s.
[5] Saint Jérôme, Commentaire sur saint Matthieu, Livre III, Sources chrétiennes n°259, Cerf, Paris, p. 139-145.
[6] Saint Augustin, Sermon 90. Patrologie latine, Migne 1841 : saint Augustin, tome 5, col 569. Disponible en français sur http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/sermons/serm90.htm
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I-IIa Qu.106 a.1 solutions.
[8] Conseil Pontifical pour le Dialogue Inter-religieux, et la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, Dialogue et annonce 19 mai 1991 (n° 29).
[9] Jean-Paul II, Encyclique Veritatis Splendor § 40
Françoise Breynaert,
Auteur de La bonne nouvelle aux défunts, nouveau paradigme de la théologie des religions, Via romana, Versailles, 2014 (Préface Mgr Minnerath).